Impulsée par Splann !, l’adaptation en breton de la BD Algues vertes, l’histoire interdite a été profondément modifiée juste avant son impression, en juin, par l’éditeur sans en informer le traducteur. Comment cette version bafouant le droit moral du traducteur et présentant de nombreuses coquilles a pu se retrouver sur les étals des libraires, tout en étant financée à 50 % par la région Bretagne ?
Début septembre, Splann ! s’associe à une mise en demeure envoyée par Tugdual Carluer, Inès Léraud et Pierre van Hove à la maison d’édition Le Temps (An Amzer), demandant notamment le retrait de la vente des exemplaires encore non écoulés ainsi que leur remplacement par une version validée par ses auteurs. À ce jour, l’éditeur considère cette mise en demeure « sans fondement » et les albums sont toujours commercialisés.
En juillet 2023, une traduction en breton de l’album Algues vertes, l’histoire interdite (Bezhin Glas, an istor difennet) est publiée. Celle-ci a en partie été impulsée par Splann !, qui a choisi de verser la somme remportée dans le cadre des Prizioù, les prix de l’avenir du breton (500 €), à la maison d’édition qui mènerait le projet à bien.
À la publication de la BD, c’est la stupéfaction : le texte de Tugdual Carluer, le traducteur choisi par les auteurs, a été très largement modifié et de nombreuses coquilles parsèment l’album.
Splann ! a essayé de comprendre les coulisses de cet épisode malheureux – qui a donné lieu à quelques discussions houleuses sur Facebook -, et découvert les dessous de l’attribution de la subvention régionale à cet ouvrage en breton.
Le choix du traducteur
Revenons au début de l’histoire : les éditions Le Temps (An amzer), basées à Pornic (44) proposent au printemps 2022 à Inès Léraud d’adapter le livre en breton. Celle-ci demande à l’éditeur, Thierry Jamet, que l’ouvrage soit traduit par Tugdual Carluer, formateur, enseignant et journaliste bretonnant, qui a déjà traduit deux enquêtes de Splann ! et habite le Centre-Bretagne, là où s’est tenue la majorité de l’enquête de la journaliste. « Je souhaite que l’album soit traduit par quelqu’un […] pouvant donner à la traduction une (discrète) couleur centre-bretonne », précise-t-elle à l’éditeur.
Cette « couleur » fait référence aux différentes façons de parler breton. Par exemple, un Trégorrois ou un Vannetais n’auront ni le même accent ni, parfois, le même vocabulaire. Dans les écoles et les centres de formation, c’est souvent un breton dit « standardisé » ou « unifié » qui est enseigné, parfois teinté d’une couleur locale selon la personne qui enseigne. « Toutes les variétés, y compris la variété standardisée, sont potentiellement compréhensibles partout et par tous au prix d’un effort, comme lorsqu’un Parisien entend parler français, québécois, sénégalais ou marseillais », précise Philippe Blanchet, sociolinguiste à l’université Rennes 2.
Thierry Jamet répond positivement à ce choix éditorial : « Il est normal qu’une auteure ait une préférence pour un traducteur. Le choix de Tugdual Carluer me va très bien », lui répond-il. Le nom de Tugdual Carluer est donc inscrit au « contrat de cession de droits de publication » liant Delcourt (éditeur initial) et Le Temps, et un « contrat de traduction et adaptation d’ouvrage » est signé entre Tugdual Carluer et Le Temps à la fin de l’année 2022.
Tugdual Carluer envoie une version finale de sa traduction (sans les annexes) le 28 février 2023. L’éditeur lui soumet alors par courriel un ensemble de corrections. Le traducteur lui répond le 2 mars :
« J’accepte lorsqu’il s’agit de réelles corrections ou d’améliorations, dans le style, la forme… Mais je ne suis pas d’accord pour une normalisation [de la langue] à outrance. Le format BD offre probablement plus de liberté que d’autres, autant en profiter pour pratiquer une langue variée, dans sa diversité, et y apporter un peu plus de souplesse de par l’utilisation de formes orales. »
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Le 13 mars, l’éditeur lui répond à son tour : « Bonjour Tugdual, j’ai bien noté tes choix linguistiques. »
Par la suite, les quelques échanges entre l’éditeur et le traducteur ne porteront plus sur les choix linguistiques, mais, entre autres, sur le retard de ce dernier qui rend les annexes le 14 mai au lieu du 30 avril. À cette période, l’éditeur est inquiet, car il souhaite absolument faire paraître l’album avant la sortie au cinéma des « Algues vertes ». Or les producteurs du film envisagent d’avancer celle-ci de septembre à juillet.
Selon le code des usages de la traduction, une version finale de l’ouvrage aurait dû être envoyée dix jours avant impression au traducteur pour qu’il puisse la valider et signer un bon à tirer (BAT). Tugdual Carluer, étonné de ne pas l’avoir reçue, écrit à l’éditeur le 30 mai un courriel, qui reste sans réponse. L’éditeur envoie les épreuves finales uniquement à Inès Léraud, le 7 juin, à 22 h 20. Non brittophone, elle relève des erreurs d’ordre typographique, mais n’est pas en mesure de vérifier la traduction.
L’album par sous presse le lendemain, sans que le traducteur n’en soit averti.
L’ouvrage apparaît en librairie le 5 juillet, une semaine avant la sortie du film. Tugdual Carluer reçoit des exemplaires imprimés, avec son nom sur la page de titre. Il tombe des nues : sa traduction a été profondément retouchée, du début à la fin, dans la BD et les annexes. Son style disparaît jusque dans les dialogues.
Pour prendre connaissance de ces modifications, cliquez ici.
Les très nombreux sigles en français ont été remplacés par des versions bretonnisées peu connue des locuteurs de breton, rendant ainsi la lecture singulièrement compliquée : la FNSEA devient la « KBSLD », la MSA devient le « KSLD », le CNRS devient le « KVIS », etc.
Vers la fin du mois d’août, sur le réseau social X (ex-Twitter), des lecteurs de la BD relèvent en outre de nombreuses fautes et coquilles, conseillant de ne pas l’acheter.
L’un d’eux propose même, par dérision, d’utiliser la lecture de l’ouvrage comme exercice pour les apprenants, pour s’entraîner à repérer des fautes.
Que s’est-il passé ?
La plupart des livres en breton sont édités avec le soutien de subventions régionales, distribuées par le Service des langues de Bretagne (SLAB). En 2022, au moment de l’adaptation des Algues vertes en breton, un nouveau dispositif d’aide spécifique pour la traduction de bandes dessinées en breton est inauguré. Il permet d’obtenir la prise en charge de 50 % des frais de traduction, de relecture, de lettrage, de maquettage, et d’impression.
Sur la page d’accueil du dispositif, un des critères d’éligibilité à la subvention est que l’Office public de la langue bretonne (OPLB ou Ofis en breton) « évalue la qualité de la traduction » et « effectue une relecture et une correction finales des textes traduits en langue bretonne avant leur publication ».
D’après nos informations, le 30 mars 2023, l’éditeur Thierry Jamet envoie le texte intégral traduit par Tugdual Carluer à Ronan Le Louarn, directeur du SLAB. Celui-ci renvoie l’éditeur vers l’OPLB, qu’il met en copie. Thierry Jamet demande alors à l’Ofis de ne pas prendre en compte cette version et d’attendre une version corrigée. Deux semaines plus tard, il demande à sa directrice de collection, Katell Leon, de reprendre de fond en comble la traduction.
A-t-il craint des injonctions présumées à venir de l’Ofis ou de la région Bretagne ?
L’éditeur n’a pas souhaité répondre à nos questions. Katell Leon explique, dans une vidéo YouTube publiée le 9 septembre : « On m’a appelée à l’aide, genre « au secours », pour remettre d’équerre un texte afin qu’il réponde aux critères de sélection de la Région. C’est-à-dire être en breton unifié, standard. » L’éditeur dément dans un communiqué publié le 10 septembre : « L’Office de la langue bretonne (pas plus que la région administrative) n’a exercé aucune pression ni aucune influence sur notre décision de traduire la BD en breton standard. »
Sollicité par Splann !, au téléphone, Ronan Le Louarn, directeur du SLAB, lui, adhère, rétrospectivement, à ce chamboulement.
« L’objectif de publier le bouquin au moment de la sortie du film, c’était compliqué. Ça a conduit à une accélération majeure du processus, à ce que tout le monde bosse dans l’urgence et le n’importe quoi… Mais cette démarche a boosté les ventes, si 500 exemplaires ont été vendus cet été, avant le salon du livre de Carhaix, ça veut dire qu’on va certainement battre tous les records de ventes de bandes dessinées en breton, on n’aura pas vu ça depuis vingt ans. »
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Par ailleurs, il était en effet nécessaire, selon lui, de standardiser la traduction : « Si le texte est en français relevé, on doit le traduire en breton standard. » Et de bretonniser les sigles, comme remplacer FNSEA par KBSLD, pour que ces formes peu employées se diffusent chez les brittophones. « C’est comme ça que ça rentre », assume-t-il.
Enfin, il n’est pas choqué de l’absence de consentement du traducteur : « Je ne sais pas si on a interdiction de toucher à une traduction, ou un texte original d’un auteur d’ailleurs, enfin à ce que je sais, les éditeurs, ils ont des pouvoirs extrêmement importants sur le texte […], mais… je n’en sais rien. Et on ne prendra parti ni pour l’un ni pour l’autre. »
De son côté, l’Office public de la langue bretonne a reçu la première version de Tugdual Carluer, puis la seconde de Katell Leon. Contacté par téléphone, son directeur, Fulup Jakez, précise : « On a réuni une commission de relecteurs. Mais l’éditeur n’a pas pris en compte nos remarques. Quand on a commencé à faire nos retours sur la traduction, il nous a dit que l’album était déjà sous presse. » Un des membres de la commission confie : « On est fâchés. »
Splann ! a d’ailleurs pu se procurer la note de lecture d’un éminent membre de cette commission, ancien directeur scientifique de l’OPLB, Olier Ar Mogn, dont l’appréciation est bien différente de celle du directeur du SLAB.
L’album est finalement paru dans une version « bourrée de coquilles », reconnaît Ronan Le Louarn lui-même. Mais qui surtout viole le code de la propriété intellectuelle, lequel indique qu’on ne peut modifier le texte d’un auteur ou d’un traducteur sans son accord.
En publiant la version actuellement disponible, l’éditeur n’a pas respecté deux critères d’éligibilité au dispositif d’aide de la région Bretagne : la relecture et la correction finales de l’Ofis, et le « respect de la déontologie dans ses relations avec les auteurs ».
Il n’en a pas moins reçu en septembre de la part du service des langues l’entièreté des subventions auxquelles il pouvait prétendre pour éditer Bezhin Glas, an istor difennet, soit 3.752,50 € d’argent public sur un coût total de 7.005 € (HT) pour 800 exemplaires (les 500 € versés par Splann ! ont été soustraits du coût total).
En filigrane, cette histoire illustre une méconnaissance des droits du traducteur, équivalents à ceux d’un auteur, par le Service des langues de Bretagne comme par l’éditeur.
Le traducteur est pourtant considéré, en droit, comme un auteur à part entière dont l’œuvre reflète la personnalité.
Et c’est ce qu’exprime Tugdual Carluer :
« Je ne veux pas opposer breton standard et breton populaire. On dit de mon travail qu’il n’était pas assez « standardisé », comme si j’avais tout adapté en “dialectal-populaire-oral” ! J’ai évidemment nuancé le style entre la narration, les dialogues, et les annexes… Aujourd’hui, mon nom est écrit sur la page de titre de la BD alors que, clairement, ce n’est pas mon texte, ni ma sensibilité linguistique. Je me sens trompé, autant que les lecteurs. »
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C’est, en droit, une atteinte à l’intégrité de l’œuvre et au droit de paternité du traducteur.
En 2020, la maison d’édition Skol Vreizh avait renoncé à éditer une version bretonne d’Algues vertes, l’histoire interdite par crainte de perdre les subventions de la région Bretagne à cause des accointances de certains membres de l’exécutif régional d’alors avec la FNSEA. Trois ans après, c’est à propos de sa forme (une question de choix linguistiques), et non plus du fond, qu’une autre maison d’édition se retrouve sous les feux des projecteurs.
Cela montre d’une part la fragilité de l’édition en breton et sa grande dépendance aux subventions, et, d’autre part que les algues vertes ne sont pas prêtes à faire cesser de parler d’elles, que ce soit sur le fond ou sur la forme !
Boîte noire
La maison d’édition Le Temps (An Amzer) a publié le 25 septembre un long communiqué sur sa page Facebook (cliquez pour le télécharger), où elle répond à la mise en demeure. Elle défend notamment les droits de l’éditeur de « réaliser une traduction fidèle sans coupure, ni modification, ni adjonction ».
Pour Le Temps, cette mise en demeure est « sans fondement » car la maison d’édition a tenu « tous ses engagements contractuels ».
Le service communication de la région Bretagne a par ailleurs répondu à nos nombreuses questions par ce courriel : « La traduction de la bande dessinée « Algues Vertes » a bénéficié d’une subvention de 3.752,50 € via le dispositif Édition du SLAB (Service des langues de Bretagne), comme c’est le cas de nombreux autres ouvrages. La région n’a pas participé ni directement ni indirectement à cette traduction, tout comme l’Office public de la langue Bretonne qui n’a pas pu matériellement donner un avis sur le texte final compte tenu des délais d’impression ».
Inès Léraud est cofondatrice de Splann ! et co-autrice de deux des volets de l’enquête sur les travers du porc. Tugdual Carluer n’est pas membre de Splann !, mais il a réalisé la traduction en breton des enquêtes sur la pollution de l’air à l’ammoniac et les activités controversées d’Iberdrola en Amérique latine. Non cité dans cet article, Léandre Mandard, traducteur de la BD Algues vertes en gallo également parue chez Le Temps cet été, est membre de Splann !.
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