Donges et sa raffinerie : la fin d’une idylle

12 septembre 2024
Samy Archimède
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Pendant des décennies, la raffinerie TotalEnergies de Donges a tissé sa toile sur la commune tout en payant « généreusement » ses salariés et en faisant profiter ses habitants de copieuses retombées fiscales. Aujourd’hui, alors que ces avantages se sont en bonne partie volatilisés, les Dongeois vivent toujours sous la menace de ce site pétrochimique.

« C’est vraiment un site remarquable au niveau technique ! Il y a des salles de contrôle qui sont comme des cockpits de pilotage. » Rémy Klein a le pétrole dans le sang. Cadre retraité depuis longtemps, il est toujours aussi attaché à la raffinerie de Donges, en Loire-Atlantique, où il a officié de 1974 à 1996. « Avec mon frère Pierre, devenu plus tard directeur, on y travaillait déjà quand on était étudiants, en tant qu’aide-opérateurs. On gagnait presque deux fois plus que notre père qui était ouvrier aux Chantiers de l’Atlantique ! »

Né à Donges en 1944, Rémy Klein a fait toute sa carrière dans l’industrie pétrolière, en France, mais aussi en Allemagne et en Afrique. Il a connu « l’âge d’or » du raffinage qui s’est terminé, selon lui, avec le deuxième choc pétrolier (1979). « Tout le monde grattait à la porte pour entrer chez Antar [ le propriétaire de l’époque, ndlr]. On avait 14 mois de salaire et aussi une prime de tonnage, versée en février, un véritable jackpot ! », s’exclame-t-il. « L’été, le comité d’entreprise organisait des colonies de vacances payées par la société. Des bus emmenaient les enfants deux fois par semaine sur la plage de La Baule. »

Sans compter les « logements de fonction » pour certains cadres et les maisons à loyer modéré pour les ouvriers. Bref, « globalement, pour les Dongeois, la raffinerie a permis une promotion sociale », conclut celui qui a terminé sa carrière comme cadre chez Total.

Enfermée au cœur de la raffinerie, la gare de Donges, dernier vestige de l’ancien village bordé par la Loire, a été rasée suite à la déviation de la voie ferrée. Crédit : Lilian Gallet
Enfermée au cœur de la raffinerie, la gare de Donges, dernier vestige de l’ancien village bordé par la Loire, a été rasée suite à la déviation de la voie ferrée. Crédit : Lilian Gallet

Pendant des décennies, la ville, située à quinze kilomètres de Saint-Nazaire, a aussi profité des retombées fiscales d’Antar, Elf, puis Total (propriétaires successifs du site) et de leurs sous-traitants.

Dans le grand bureau de l’hôtel de ville où il nous reçoit, François Cheneau, maire de Donges depuis 2014, conte avec nostalgie les heures fastes de sa ville natale : « Autrefois, il y avait un lien fort entre la commune et la raffinerie parce qu’elle nous a permis d’avoir des recettes beaucoup plus élevées que les autres par rapport au nombre d’habitants. La taxe foncière et la taxe professionnelle de la raffinerie, c’étaient à peu près les trois quarts des recettes de la ville. On a eu un stade municipal en 1965, une piscine en 1968, beaucoup de choses ! »

La commune de 8 000 habitants a également pu bâtir trois salles omnisports, une médiathèque, une salle de spectacle, un cinéma, une maison des jeunes… Cette relation étroite entre la ville et la raffinerie s’illustre jusque dans la composition du conseil municipal : « J’ai été adjoint d’un maire, René Drollon, qui était salarié de la raffinerie. Avant René Drollon, il y avait Alexandre Gravelle, ancien chef de la sécurité de la raffinerie […]. Dans l’actuel conseil municipal, il y a encore un jeune retraité et un salarié de la raffinerie en activité. »

Des habitants encerclés par la raffinerie et ses sous-traitants

Grâce à ces juteuses retombées fiscales et aux multiples avantages accordés aux salariés, le complexe pétrochimique a pu grignoter une bonne partie du territoire communal sans que cela provoque de levée de boucliers. De nombreux riverains se sont alors retrouvés à quelques centaines de mètres des torchères ou des réservoirs, et certains ont été contraints de céder tout ou partie de leur terrain.

Née en 1932, en même temps que la première unité de raffinage, Thérèse Guihard est un témoin rare de cette histoire tumultueuse. En 1955, onze ans après avoir survécu aux bombardements alliés de juillet 1944, censés détruire les installations pétrolières alors aux mains de l’armée allemande, elle s’installe avec son mari au lieu-dit Les Maraudais. La jeune mariée pense avoir trouvé dans ce havre de verdure le refuge idéal, à l’écart des odeurs et des bruits du site industriel, près de la chapelle de Bonne Nouvelle. « On avait tout : un grand terrain avec énormément d’arbres fruitiers, de la vigne, des poules… On voyait les bateaux passer sur la Loire. Et autour, il n’y avait que des petits terrains agricoles. »

Au fil des années, ces cultures vivrières tombent entre les mains de sociétés sous-traitantes de la raffinerie et disparaissent sous le béton, le bitume et les hangars, raconte Thérèse Guilhard. « Devant chez nous, tout a été remblayé, et petit à petit les entreprises se sont installées. » Deux grandes torchères ont ensuite été érigées à proximité. La nonagénaire se souvient comme si c’était hier de ces grandes flammes et de ce souffle puissant qui agitaient ses nuits.

Le coup de grâce arrive en 2019 : le couple doit dire adieu à la maison où il a vécu pendant 64 ans. Leur propriété se trouve en effet sur le tracé de la nouvelle ligne SNCF qui doit contourner la raffinerie. Ce contournement est devenu indispensable, car l’usine pétrochimique a littéralement emprisonné les rails situés entre les réservoirs et les unités de production, rendant l’ancien tracé dangereux en cas d’accident. Si le couple est le seul à voir sa maison rasée suite au déplacement de la voie ferrée, une soixantaine de propriétaires ont dû également céder une partie de leur jardin ou de leur terre pour y laisser passer le train. Sans compter les nuisances sonores de ceux qui, outre une vue imprenable sur la raffinerie, voient désormais passer chaque jour une soixantaine de TGV et de TER

En 1955, lorsque les Guihard ont fait construire leur maison, les installations pétrochimiques occupaient moins de 40 hectares. Aujourd’hui, elles s’étendent sur 350 hectares.

Née en 1932, comme la raffinerie, Thérèse Guihard a vu les entreprises sous-traitantes grignoter les champs autour de chez elle avant de retrouver elle-même expropriée par TotalEnergies. Crédit : DR
Née en 1932, comme la raffinerie, Thérèse Guihard a vu les entreprises sous-traitantes grignoter les champs autour de chez elle avant de retrouver elle-même expropriée par TotalEnergies. Crédit : DR

Cela fait plus d’un siècle que l’arrivée du pétrole a fait basculer le destin de ce village de bord de Loire aux vastes étendues agricoles et marécageuses. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, Donges vivait de la pêche et du commerce de vin, de céréales, de bestiaux et de sangsues vendues jusqu’en Angleterre pour leurs vertus médicinales. « Mon grand-père, grand mutilé de guerre, a été embauché comme contremaître dans les premiers dépôts pétroliers en 1920. Il a été le premier de la famille à quitter l’agriculture pour l’industrie », reprend le maire de Donges, dont les parents se sont connus à la raffinerie.

C’est au milieu d’une vaste zone humide quadrillée par des étiers et peuplée d’une riche faune aquatique que s’implantent à la fin de la Première Guerre mondiale les premiers dépôts d’or noir. On y construit des appontements afin d’accueillir les navires chargés de pétrole brut et de soulager le port de Saint-Nazaire qui arrive à saturation. La première unité de raffinage est mise en service en 1932, en pleine crise agricole. De nombreux paysans, contraints de cesser leur activité, y vendent leur force de travail.

Devant l’afflux de main-d’œuvre que le village ne parvient pas à loger, « des cités ouvrières furent construites à proximité des usines et du bourg », racontent Christelle et Fabrice Tripon dans leur livre dédié à l’histoire de la commune. Détruit à 80 % en juillet 1944, le bourg est reconstruit quelques années plus tard, à un kilomètre à l’intérieur des terres. Avec le soutien intéressé des dirigeants du site pétrolier.

Christelle et Fabrice Tripon détaillent la manière dont la raffinerie a prêté à un groupe de Dongeois sa fabrique de parpaings pour qu’ils puissent bâtir les premières maisons « Castor » à distance des rives du fleuve, lieu stratégique pour le développement des activités pétrochimiques. « Le déplacement du bourg constituait une opportunité pour les raffineries [il y en avait deux à l’époque, NDLR] qui purent largement s’étendre le long de la Loire, à partir des années 1950 », écrivent les deux auteurs. Une opportunité que les Raffineries françaises des pétroles de l’Atlantique (RFPA), ancêtre d’Antar, Elf et Total, n’ont pas laissé passer.

« Il n’y a que deux villes qui ont dû changer de site à cause de la guerre », conclut François Cheneau. Donges et Oradour-sur-Glane, le célèbre village de Haute-Vienne dont la population a été massacrée par l’armée allemande le 10 juin 1944.

Des nuisances sans retombées financières : le pacte est rompu

« Donges est devenue une ville-dortoir, une ville morte », estime Florence croisée le 23 mai dernier sur le marché, place Armand-Morvan, nommée ainsi en hommage à celui qui fut maire de la ville entre 1945 et 1959, mais aussi directeur adjoint de la raffinerie. La ville a aujourd’hui pour voisine un site Seveso « seuil haut » — c’est-à-dire considéré à haut risque — dont les défaillances commencent à inquiéter cette infirmière libérale mère de trois enfants.

En 2021 et 2022, la deuxième raffinerie de France a connu pas moins de trois accidents sérieux qui ont tous déclenché l’ouverture d’une enquête des services du ministère de la Transition écologique : une fuite de pétrole sur une canalisation, une panne électrique et une fuite sur un réservoir de carburant.

Le 21 décembre 2022, à la nuit tombée, une très forte odeur d’essence envahit le bourg. Aucune information n’ayant été communiquée aux habitants au sujet de la dangereuse fuite de carburant qui vient de se produire sur un réservoir de la raffinerie, à 800 mètres de là, certains riverains scrutent le moteur de leur voiture à la recherche d’une explication.

Cette scène frisant l’absurde nous est rapportée par un jeune pharmacien, de garde ce soir-là : Benjamin Bégo. Il sait que ces odeurs ne sont pas bon signe : « Les gens auraient clairement dû rester chez eux. Ce n’était pas le moment de sortir ! » Les mesures d’Air Pays de la Loire, l’association chargée de la surveillance de la qualité de l’air dans la région, révéleront notamment des pics alarmants de concentration de benzène, un composé cancérogène autour de la raffinerie. Un diagnostic confirmé par le rapport de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), seulement rendus publics deux ans après l’accident (lire « De Saint-Nazaire à Donges, l’État met la pollution sous le tapis »).

Dépêchés sur place le soir de l’accident, des salariés sous-traités mal équipés auraient été sérieusement intoxiqués (lire « Chez Yara et Total, des salariés en danger dans des usines vétustes »). Nous avons contacté TotalEnergies, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.

Manifestement, quelque chose s’est brisé dans la relation entre Total et les Dongeois. « On avait un pacte après-guerre : la raffinerie allait amener de l’emploi et des recettes fiscales ; en contrepartie, il y aurait des nuisances, des pollutions. Aujourd’hui, on a certes beaucoup moins de pollutions qu’à l’époque, mais tout ce qui constituait l’atout de la raffinerie a disparu », estime François Cheneau, dépité.

Depuis la création des communautés de communes en 2001, les recettes fiscales des entreprises de l’agglomération nazairienne sont désormais réparties sur l’ensemble des communes. Finie l’exclusivité dongeoise sur la manne pétrolière. « Total ne finance même plus notre club de foot ! », s’offusque le maire.

Comment la raffinerie s’est étendue au fil des années

 

Depuis la mise à l’arrêt (pendant plus de 15 mois) de la production au moment de la crise sanitaire, TotalEnergies a enregistré beaucoup moins d’appels téléphoniques de riverains indisposés par des bruits ou des odeurs (18 en 2023 contre 106 en 2019, selon l’entreprise). Mais le complexe pétrochimique, vieillissant, suscite désormais des inquiétudes, y compris au sein de la préfecture de Loire-Atlantique.

Mise en demeure le 20 février dernier pour non-respect des règles de sécurité, le groupe pétrolier a dû mettre la raffinerie à l’arrêt pendant plusieurs semaines : ses canalisations et ses réservoirs fuient trop souvent et ses systèmes d’alarme manquent de fiabilité.

Tout cela n’entame en rien la confiance que Rémy Klein, l’ancien cadre de la raffinerie, voue à son ancien employeur. L’octogénaire ne supporte pas qu’on remette en cause la fiabilité du site. « On tente de faire des mauvais procès à la raffinerie ! Les incidents, ça arrive, c’est un peu comme sur une voiture ! », plaide-t-il. « Aujourd’hui, tout est médiatisé, on monte les incidents en épingle, on stigmatise l’entreprise. Bientôt, vous ne pourrez plus uriner dans votre jardin, vous serez considéré comme un pollueur », s’emporte-t-il, fustigeant « les normes qui ont tué notre industrie. »

Rémy Klein est représentatif d’une partie de la population qui refuse de blâmer TotalEnergies. Sauf quand il s’agit du patrimoine historique local que la multinationale maltraite. Comme le château de Martigné, joyau du XIXe siècle, emporté par des pelleteuses il y a dix ans.

Aujourd’hui, TotalEnergies emploie directement 630 personnes à Donges. Nous sommes loin des 3 000 femmes et hommes employés directement par Antar au début des années 1960. La plupart des 8 000 habitants de la commune n’ont désormais plus aucun lien avec la raffinerie. C’est une population ouvrière (moins de 3 % de cadres) et très jeune : en 2021, près de 40 % ont moins de 30 ans, selon l’Insee.

« Parmi ceux qui se sont installés ces quinze dernières années, beaucoup travaillent chez Airbus, aux Chantiers ou pour leurs sous-traitants. Les jeunes, ils veulent une maison individuelle, un terrain à bâtir. C’est pour ça qu’ils viennent ici », affirme le maire. Du fait de la présence de la raffinerie et de l’éloignement relatif de la ville par rapport à la mer (15 à 20 km), le prix moyen d’une maison à Donges, bien qu’en hausse, reste très inférieur (39 % de moins) au tarif nazairien.

Le quartier du stade municipal, situé à quelques centaines de mètres de certains réservoirs de la raffinerie, a été particulièrement exposé au benzène dans les jours qui ont suivi la fuite d’essence du 21 décembre 2022. Crédit : Samy Archimède

Interrogés sur les nuisances du complexe pétrochimique, certains habitants se rassurent en se disant que leur maison, située à l’écart des vents dominants, échappe le plus souvent aux odeurs d’essence.

C’est le cas de Sabrina, ajusteuse chez Airbus Atlantic, à Saint-Nazaire, qui s’est installée il y a vingt ans aux Ecottais, quartier excentré de Donges. Cette mère de trois enfants avoue ne pas s’intéresser à la raffinerie. « On sait qu’on est dans une région où il y a pas mal de sites industriels et qu’il peut y avoir des risques, reconnaît-elle. Ce qu’on demande, c’est qu’il y ait une bonne sécurité. »

Les ingénieurs et cadres de la raffinerie, eux, n’habitent plus à Donges depuis longtemps, comme l’affirmait déjà en 2017 l’architecte Géraldine Caron-Priou dans son mémoire de master sur l’avenir du site pétrolier : « Aujourd’hui, 10 % seulement des salariés habitent à Donges contre la moitié en 1950. » Interrogée sur les actions mises en place pour réduire son impact, la raffinerie n’a pas souhaité répondre.

Le 21 avril 2023, quatre mois après la fuite d’hydrocarbures sur un réservoir de la raffinerie, une petite cinquantaine d’habitants assistent à la réunion d’information organisée par l’AEDZRP, en présence d’Air Pays de la Loire. L’association informe l’assistance des pics de pollution très élevés relevés à la suite de l’accident. Dans la salle polyvalente de la mairie, plusieurs personnes sont atterrées.

« Pourquoi la population n’a pas été informée ? », lance un habitant. « Si j’avais eu les infos, je me serais confinée et je n’aurais pas laissé mes enfants à Donges », enchaîne une jeune mère de famille. « On était quand même en vacances avec tous les gamins ! », s’insurge un autre habitant. Un dernier s’emporte : « On a été obligés de boucher les aérations dans la maison. Des gens avaient mal au crâne. Franchement, je suis en colère ! »

Un an plus tard, la raffinerie de Donges fêtait les cent ans de l’entreprise Total (ou plutôt de son ancêtre, la Compagnie française des pétroles). Rémy Klein, l’ancien cadre de la société, ne pouvait manquer ce rendez-vous : « C’était une manifestation de très bon niveau qui a rassemblé plus de 800 personnes ! » En 2017, le quotidien Ouest-France célébrait déjà le centenaire de l’arrivée de l’or noir en bord de Loire dans un cahier de seize pages conclu par une publicité du groupe Total.

Contrairement à d’autres sites de raffinage comme Fos-sur-Mer, il existe très peu de récits alternatifs sur Donges, explique Renaud Bécot, co-auteur de « Vivre et lutter dans un monde toxique. Violence environnementale et santé à l’âge du pétrole » (éditions du Seuil, 2023). « Ce qui m’interpelle dans cet estuaire de la Loire, c’est une sorte de verrouillage des imaginaires autour des activités énergétiques : pétrole, charbon (centrale de Cordemais), projets de centrales nucléaires qui ont échoué (Le Pellerin, le Carnet)… Avec l’idée que le destin de cette portion de l’estuaire serait d’accueillir ces activités. »

Mais comme ailleurs, ces projets ne se font jamais sans résistance, poursuit-il, sans « des voix minoritaires qui se réactivent souvent à l’occasion d’accidents industriels ».

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