Le tribunal de Paris vient de juger illégal cet organe créé par le gouvernement, censé protéger les agriculteurs des actes « de nature idéologique ». De nombreux problèmes restent entiers comme les « observatoires de l’agribashing ».
Tribune signée Morgan Large initialement publiée dans Libération le 8 février 2022
Casquette noire vissée sur la tête, un petit cochon rose dans les bras : 13 décembre 2019, Christophe Castaner visite une ferme de 8.000 porcs et 300 truies à Saint-Pabu, dans le Finistère. Le ministre de l’Intérieur présente son plan pour la sécurité des agriculteurs. Sa réponse s’appelle « Demeter ».
Cette cellule de gendarmerie qui porte le nom de la déesse grecque des moissons a été « mise en place en octobre pour coordonner toutes les enquêtes, sur le plan national, pour un meilleur suivi de ces réseaux activistes ». Le ton a été donné le matin même dans un entretien à Ouest-France dans lequel les « intrusions de militants antispécistes et animalistes » sont placées au même plan que les délits de droit commun.
Le dispositif est renforcé par la signature, le jour même, d’une convention avec la présidente de la FNSEA et le président des Jeunes Agriculteurs (JA). Un observatoire départemental de lutte contre l’agri-bashing (sic) est installé à Brest, sous la houlette du préfet.
Le 1er février 2022, la surveillance des militants animalistes ou écologistes par la gendarmerie, afin de prévenir des « actions de nature idéologique », est jugée illégale par le tribunal de Paris. Cette décision, obtenue à la requête de Pollinis, L214 et Générations futures, prive officiellement la Cellule Demeter d’une partie de ses activités. Mais il ne s’agit pas d’une dissolution, si bien que de nombreux éléments problématiques restent aujourd’hui entiers.
Une « rupture d'égalité »
Va donc demeurer le principe d’une coproduction de renseignements entre les agriculteurs et la gendarmerie, fixé par une convention. Les premiers surveillent les free partys, les nomades, les associations environnementales ou encore les zadistes, et rendent compte à la seconde de leurs observations. Pollinis et Générations futures ont à ce sujet dénoncé une « rupture d’égalité » entre les organisations agricoles, puisque la convention exclut la Coordination rurale et la Confédération paysanne, et mis en garde contre une « délégation de pouvoirs régaliens – ici, une mission de police – à des personnes privées – ici, la FNSEA ». Demeter permet aussi à la FNSEA d’apparaître comme le principal défenseur des agriculteurs et entretien l’illusion de l’unanimité de la profession.
Les observatoires de l’agribashing, créés dans de nombreux départements, recensent toutes sortes de délits et remarques dont sont victimes les agri-culteurs : vols de GPS, de carburants, tags, altercations et problèmes de voisinage dans le cadre de pulvérisations de pesticides, chant du coq…
Des tensions attisées
Il y a là un amalgame qui gonfle les chiffres des atteintes et permet au ministère de l’Intérieur de recenser 15.000 atteintes au monde agricole par an. Cela contribue au maintien de la profession dans un statut de victime et sert de pare-feu au gouvernement. On cible un coupable à la crise, aux suicides, au découragement d’une profession qui paye cher les orientations agricoles, ce qui permet à l’agro-industrie de ne pas se remettre en question. La cause de tous ces maux serait les animalistes, les végans, les antispécistes, les « pisseurs involontaires » de glyphosate, les faucheurs d’OGM, voire les consommateurs qui ne sont pas « prêts » à mettre le prix.
À l’audience, le représentant du ministère de l’Intérieur a d’ailleurs lié le taux de suicide des agriculteurs aux critiques dont ils font l’objet. Demeter participe ainsi à isoler les agriculteurs d’une société qui leur serait hostile. Elle nuit au dialogue et attise les tensions en milieu rural.
À l’heure de la flambée des prix de l’alimentation et des matières premières, c’est un large pan de la société qui partage une réalité violente, les étudiants qui font la queue devant l’aide alimentaire comme les agriculteurs en cessation de paiement. Seul le dialogue permettra d’apaiser les tensions.
Ce travail est impossible si on cache les difficultés du monde agricole derrière l’idée d’une coexistence harmonieuse des modèles, selon laquelle toute l’agriculture souhaiterait évoluer vers l’agroenvironnement. Les aides qui sont distribuées aux agriculteurs prouvent que c’est faux : la politique agricole commune (PAC) subventionne en priorité l’agriculture conventionnelle. Ce mensonge permet aussi le maintien de la mainmise sur le foncier. Les jeunes agriculteurs qui souhaitent se tourner vers un autre type d’agriculture peinent à trouver des terres.
L’Etat encourage la croissance d’une agriculture connectée et robotisée. Ce modèle renforcera la dépendance et la perte d’autonomie des exploitations. Le label HVE fait partie de ce stratagème, une supposée « haute valeur environnementale » très en deçà de ce qui serait favorable, par exemple, à la diminution des algues vertes, comme l’a déclaré Sophie Bergogne, présidente de la chambre régionale des comptes de Bretagne. Le « il y a de la place pour toutes les agricultures » permet de ne pas faire de choix, un non-choix qui favorise les plus forts.
À grand renfort de « nos paysans » (par contre il ne dit pas « nos » chômeurs, mais « les » chômeurs) le gouvernement défend un modèle de développement agricole qui n’est plus défendable.
Christophe Castaner s’était déplacé en Bretagne pour présenter Demeter. Or, les Bretons sont bien placés pour observer la pollution de l’eau par les pesticides, de l’air par l’ammoniac, des mers par les algues vertes, la fonte de la biodiversité, la casse du travail et des métiers par l’industrie agroalimentaire, le plan social agricole, les animaux élevés enfermés, les scandales alimentaires…
Il s’agit maintenant de réfléchir collectivement à de nouveaux modèles, ce qu’empêche de faire Demeter en bridant, surveillant et inquiétant toute critique de l’agriculture industrielle ?