Une note interne signée par Les Z’Homnivores, association d’industriels de la viande soutenue par la région Bretagne, dépeint le journaliste Nicolas Legendre en militant de la « post-vérité » rattaché à l’« ultra-gauche », en « croisade personnelle [pour] la fin de l’agriculture et la production alimentaire en Bretagne ». Ce document que nous rendons public en intégralité traduit une volonté de nuire étrangère à l’exercice normal du débat démocratique.
Le 11 décembre 2018, le président de Région, Loig Chesnais-Girard inaugure un colloque organisé à l’École supérieure de commerce de Rennes. Pendant trois heures, les intervenants se succèdent pour rassurer les consommateurs tentés d’abandonner les produits carnés. L’évènement, soutenu par la région Bretagne dans le cadre de son programme Breizh Cop, est organisé par les Z’Homnivores, association-vitrine des industriels de la viande.
C’est ce même organe qui a rédigé la note intitulée « Pour Nicolas Legendre, peu importe la réalité pourvu qu’il y ait l’audience », dont l’existence a été révélée sur Twitter, vendredi 7 juillet, par le principal intéressé (voir ci-dessous). « Largement diffusée dans le milieu agricole, alimentaire et politique », selon le coordinateur et directeur délégué des Z’Homnivores, Hervé Le Prince, interrogé par Arrêt sur images, elle a été produite en avril 2023, entre la série d’articles publiée par Le Monde sur « La face cachée de l’agrobusiness » et la parution du livre Silence dans les champs.
Au fil des six pages, l’auteur anonyme égraine les prétendues motivations du journaliste dans son travail d’enquête sur le productivisme agricole breton.
Lisez la note en entier
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Accusé d’avoir produit un « récit militant orienté et à charge », Nicolas Legendre chercherait à « se faire un nom dans les médias » tout en « voulant la fin de l’agriculture et de la production alimentaire en Bretagne ». Ce serait d’ailleurs le socle d’un « système Léraud », adepte de la « post-vérité » et rattaché aux idéologies « d’ultragauche ». La note affirme même que « le but non-avoué [de Nicolas Legendre est d’] initier une théorie du complot. »
Dans ce réquisitoire servi aux décideurs bretons, les déboulonnages de roues subis par Morgan Large deviennent des « faits d’armes », l’IUT de Lannion une école formant « une jeune génération de journalistes engagés » et Splann ! un moyen de poursuivre un « dessein complotiste ».
« C’est un grand classique », explique Patrick Eveno, historien des médias et ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM). « Hormis la censure directe, il y a trois moyens de faire taire les journalistes : la pression économique avec les procès-bâillons, l’intimidation des sources et la décrédibilisation des journalistes et de leurs médias. » En 2021, le CDJM avait déclaré fondée une saisine portant sur une interview du directeur de l’information du Télégramme, lors de laquelle « M. Coudurier avait pris à son compte l’accusation de complotisme portée contre Mme Léraud », en l’absence de celle-ci.
De la riposte face à L214 au dénigrement des journalistes
Derrière la dénomination enfantine de l’association Les Z’Homnivores se trouvent les principaux acteurs de l’industrie agroalimentaire bretonne, qui se sont unis pour répliquer aux associations antispécistes dont L214.
Son bureau est composé de Rémi Cristoforetti, directeur général de la coopérative agricole Le Gouessant, Jacques Crolais, directeur de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB), et Marie Kieffer, déléguée générale de l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA). Le logo de la Chambre d’agriculture de Bretagne apparaît sur certaines communications.
Une photo de groupe prise lors d’une réception à l’Assemblée nationale en novembre 2019 montre également Danielle Even, éleveuse de porcs alors présidente d’Agriculteurs de Bretagne, Yves Fantou, président d’Interbev Bretagne, l’interprofession de la viande, Hervé Leprince, directeur de l’agence de communication NewSens, et Loïc Hénaff, patron de la célèbre marque de pâtés et alors président de Produit en Bretagne. « Nous voulons opposer à la violence du dialogue, de l’information pour affirmer nos convictions », explique ce dernier, deux ans avant qu’il ne devienne conseiller régional de la majorité, membre de la commission « climat, transitions et biodiversité ».
Le ton devient moins policé durant le confinement du printemps 2020. Dans une lettre ouverte au président de la République, Les Z’Homnivores réclament des sanctions contre des « activistes issus de mouvements radicalisés » qui répandraient un « terrorisme alimentaire » et obtenir des allègements de réglementations. La missive est d’abord publiée en intégralité dans Le Télégramme.
L’année suivante, l’ABEA adresse des amendements clefs en main à des sénateurs pour torpiller la proposition de loi sur les lanceurs d’alerte.
Se présentant comme engagés dans une logique de « ré-information », expression forgée à l’extrême droite du spectre politique, Les Z’Homnivores semblent surtout dérangés par l’existence d’une presse qui revendique son rôle de contre-pouvoir. Un témoignage rédigé par Hervé Le Prince, directeur délégué des Z’Homnivores, est en cela éclairant.
Dans Le Demeter 2016, revue destinée aux décideurs du secteur de l’agri-agro, le fondateur de l’agence NewSens et directeur délégué des Z’Homnivores revient sur la création d’Agriculteurs de Bretagne, qu’il décrit comme un « laboratoire de la communication agricole territoriale ». La motivation première de ses fondateurs est décrite sans fard. Il s’agit de « restaurer l’image de l’agriculture bretonne mise à mal par les médias, suite à la crise des algues vertes ». Et l’une de leurs premières actions consiste à rencontrer les directions des grands médias bretons, accusées de ne « pas toujours cadrer l’expression de leurs journalistes », pour leur « faire prendre conscience de la responsabilité qui leur incombe dans la stigmatisation des agriculteurs ».
« Les échanges abordent le rôle des médias dans la construction de l’opinion sur l’agriculture bretonne, le cadrage du traitement de l’information dans les rédactions et la liberté d’expression laissée au journaliste. L’un des rédacteurs en chef avoue qu’il n’a pas la maîtrise de tous ses journalistes qui, selon leur sensibilité personnelle, relayent complaisamment le discours des associations écologistes. »
« Ces échanges portent leurs fruits, se réjouit Hervé Le Prince. Le dialogue entre les rédactions des principaux médias régionaux et Agriculteurs de Bretagne est permanent et s’inscrit dans une volonté de construire ensemble une dynamique de territoire. Une logique de partenariat est installée et s’avère efficace pour relayer les messages de l’association. » Logique évidemment illusoire vis-à-vis d’un média d’enquête à but non lucratif ou du correspondant d’un média national. Reste alors le dénigrement.
« Le procès en militantisme, en général, il est fait par des gens qui ont du mal à se faire à l’idée que nous sortons des informations qui les dérangent », déclarait Jérôme Fenoglio, lors de la journée Sciences et médias organisée le 23 mai 2023 à la Bibliothèque nationale de France. Le directeur du Monde avait cité l’exemple d’enquêtes menées sur la maltraitance animale. « C’est quelque chose qu’on entend de plus en plus et que j’attribue à ces fameuses pressions en aval que nous avons. »
Or, ces pressions nuisent à la liberté d’informer et d’être informé, consubstantielle à une démocratie digne de ce nom. Outre l’autocensure qu’elles impliquent, pour des journalistes ou des sources qui craignent une atteinte à leur réputation, elles perturbent la collecte de l’information.
Sept fois plus de communicants que de journalistes
Au cours de l’enquête de Splann ! sur Plouvorn, capitale française de la production porcine, une missive cosignée par les présidents de l’UGPVB et du Comité régional porcin est tombée dans la boîte mél de nombreux acteurs de la filière. Accolant l’épithète « militant » aux journalistes de Splann !, elle dissuade les éleveurs de répondre à leurs questions. Un procédé qui sape le contradictoire, l’un des piliers de la déontologie journalistique. Ce dont les communicants n’ont pas besoin de s’encombrer.
Nous avons pris connaissance d’un courriel inquiet de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne, qui fédère notamment les principales coopératives porcines du pays. 😱
L’UGPVB dissuade les éleveurs de répondre aux questions de nos journalistes. À suivre… pic.twitter.com/TS3ehaDTLz
— Splann ! Lanceur d’enquêtes (@Splannenquetes) June 1, 2023
Il faut dire que dans la bataille entre information et communication, le rapport de force est faussé. Si le nombre de cartes de presse recule autour de 35.000 en France, la communication représenterait 155.000 emplois dans les entreprises et 115.000 dans des agences.
« Le journalisme est toujours pris en étau entre plusieurs lobbys, c’est très difficile, observe l’historien des médias Patrick Eveno. Mais c’est le meilleur outil pour lutter contre la corruption, pour faire bouger les lignes de notre société. » « La responsabilité du journaliste vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, notamment à l’égard de ses employeurs et des pouvoirs publics », dit encore la charte d’éthique de la Fédération internationale des journalistes (FIJ).
Au printemps 2020, plus de 500 journalistes et professionnels des médias, bientôt rejoints par plus de 50.000 citoyennes et citoyens, avaient signé une lettre ouverte « pour la liberté d’informer sur l’agroalimentaire en Bretagne ». Le président de la région Bretagne s’était alors « engagé à participer au démantèlement de toutes les autocensures qui empêchent les journalistes de travailler sereinement ». « Oui, je suis volontaire pour faire en sorte que la presse puisse faire son travail en toute indépendance et en toute impartialité en Bretagne », poursuivait Loïg Chesnais-Girard.
Le conseil régional peut-il encore s’associer à un organe qui opère dans l’ombre pour déstabiliser la presse ?
Boîte noire
Les Z’Homnivores ont-ils produit d’autres notes ? Si oui, à quels sujets et pour quels commanditaires ? Sollicité par nos soins, Hervé Le Prince est resté mutique.
Lire notre enquête « Les travers du porc »
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