Splann ! : Bonjour Inès Léraud, ce qui frappe à la lecture de la bande dessinée, c’est son ampleur : elle avait paru en partie dans la Revue dessinée, et ici l’enquête prend des proportions considérables. Comment le format de l’enquête s’est-il déterminé ?
Inès Léraud : Ce que j’avais prévu de faire au départ, en 2020, c’était surtout une enquête de terrain, sur un territoire plus vaste que pour les algues vertes. J’avais des sources et des contacts en Haute-Vienne, en Marne, et en Bretagne bien sûr. Ce qui a changé le format de la bande dessinée, c’est la rencontre avec des historiens, en 2021.
Avec Léandre Mandard, j’ai pu explorer l’histoire de la loi de 1941 sur le remembrement, puis je suis remontée jusqu’à la fin du XIXe pour comprendre la naissance du corps du génie rural, celui qui convainc le pouvoir politique de mettre en place cette loi. J’ai aussi rencontré Christophe Bonneuil qui a étudié comment le régime de Vichy a été un acteur central dans la modernisation de l’agriculture en France.
L’idée, c’était de comprendre ce qu’il y avait à l’origine des algues vertes, comprendre l’installation du modèle agricole français tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Comment est-ce que l’on passe de la réalisation d’enquêtes pour la radio à une enquête historique ? S’installer dans du temps long, ça ne signifie pas tourner le dos à l’actualité ?
I.L. : Je n’ai en fait jamais travaillé sur l’actualité. J’ai fait des études de cinéma documentaire, j’ai ainsi appris à travailler sur le temps long et à ne pas mettre sous le tapis ma relation personnelle au sujet. Les documentaires et reportages que j’ai ensuite faits à Radio France (Les Pieds sur terre, la série documentaire, Là-bas si j’y suis…) se situent à mi-chemin entre le journalisme et le documentaire.
Par ailleurs, l’investigation amène souvent à creuser différentes facettes ou différentes couches d’un sujet : quand tu enquêtes, tu tires des fils politiques, scientifiques, historiques, psychologiques, économiques…
Passer de la radio au livre, ce n’est pas une rupture, la démarche est toujours celle de creuser un même sujet dans toutes ses dimensions. Dans l’idéal, le journaliste devrait à la fois pouvoir faire de l’actualité et creuser toutes les dimensions de son sujet : les contraintes éditoriales et économiques font que c’est très difficile à réaliser.
Pour le Réseau international de journalisme d’investigation (GIJN), tu indiques avoir utilisé de nouveaux documents d’enquête, peu exploités : les archives des radios locales, et les archives départementales. Qu’est-ce que cela change concrètement au travail d’enquête ?
I.L. : Les archives des radios locales, je les ai découvertes en m’installant en Bretagne en 2015, à travers le travail de Morgan Large, journaliste à Radio Kreiz Breizh [également cofondatrice de Splann !, NDLR], qui a collecté énormément de témoignages précieux sur le territoire pendant 20 ans. Déjà, ça amène à beaucoup de modestie, parce qu’on se rend compte que tout ce qu’on pensait découvrir a déjà été creusé par les journalistes locaux, et en plus ça permet de mieux cerner le sujet.
Les archives départementales, quant à elles, m’ont permis de comprendre l’ampleur de la contestation du remembrement. Au départ, j’avais des témoignages dont je me demandais ce qu’ils valaient : beaucoup de témoins directs étaient morts, certains étaient très âgés, et la mémoire humaine avait recomposé beaucoup de choses, en avait passé d’autres sous silence. Quelle était l’ampleur réelle de la révolte ?
Dans les archives bretonnes ou limousines, on voit des centaines de réclamations et de pétitions, des préfectures qui essaient de canaliser la protestation et qui s’étonnent, parce qu’elles s’attendaient à beaucoup moins de résistance. Cette défiance va être difficile à gérer par l’État.
Les archives m’ont permis d’objectiver l’importance de la contestation. L’affaire Gildas le Coënt, qui pourtant avait été médiatisée, avait été complètement oubliée par la mémoire collective. Parce que même si tous les témoins parlent de traumatisme, ou de guerre, à propos du remembrement, la mémoire familiale était en réalité peu transmise, il y avait un fort mutisme. Les cicatrices mémorielles du remembrement dans les villages sont, aujourd’hui encore, très impressionnantes.
Je suis allée dans des villages où il y a encore aujourd’hui deux sociétés de chasse, ou deux bars, l’un pour les familles d’opposants au remembrement, l’autre pour celles qui lui étaient favorables. On a accès facilement aux stigmates, mais reconstituer c’était plus difficile, et c’est vraiment là que les archives ont été précieuses.
En lisant l’enquête, on voit bien comment le sujet du bocage imbrique étroitement le paysage et le social. Loeiz Ropars s’impliquait dans la lutte contre le remembrement parce qu’il voyait la culture bretonne comme issue directement du paysage breton. Et tout récemment, le sociologue Léo Magnin a publié « La vie sociale des haies », un ouvrage dans lequel il montre, à l’inverse, comment un élément du paysage devient le signe d’une évolution sociale et culturelle, qu’il appelle l’écologisation des mœurs. Le bocage et le remembrement, c’est donc un objet d’histoire totale, à la fois politique, économique, social et culturel ?
I.L. : Le remembrement, comme les algues vertes, c’est d’abord une porte d’entrée. Les algues vertes c’était une porte d’entrée vers le système agro-industriel. Le remembrement, c’est un jalon pour saisir la fin d’une civilisation, celle de l’ouest bocager, dont on raconte les origines dans les pages d’annexes. À partir d’un type de sol particulier, les sociétés de l’ouest de la France ont développé un rapport propre à la forêt linéaire qu’était le bocage.
Les luttes paysannes contre les violences du remembrement rejoignent ce que le philosophe André Gorz appelle dans Écologica « les luttes emblématiques de l’écologie politique » : « L’écologie politique, dit-il, est un mouvement écologique né bien avant que la détérioration du milieu de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir, économique et administratif. »
Plus j’avançais dans l’enquête, plus j’y ai vu l’histoire d’une colonisation intérieure. On se passionne pour les travaux de Philippe Descola et de Claude Lévi-Strauss, qui ont étudié les populations ayant un rapport symbiotique avec la nature à l’autre bout du monde : mais en fait la paysannerie française a d’un certain point de vue des similitudes avec ces peuples indigènes. Elle avait une culture et une langue propres, elle était autosuffisante, résiliente, et disposait d’une forme de souveraineté ou d’autonomie économique non pleinement intégrée au capitalisme. Ce qui est terrible, c’est que cette culture a été détruite en quelques décennies, sans qu’on s’y intéresse.
Léo Magnin indique aussi que « ce remembrement catalyse énormément de critiques, à raison […]. La focalisation sur le remembrement permet d’ordonner le temps, avec un avant et un après. Mais d’un autre côté, ce récit empêche de saisir ce qui se passe aujourd’hui, ce que montre le géographe Thibaut Preux : on perdrait aujourd’hui 20.000 km de haies net par an, non en raison d’opérations de la puissance publique, mais à cause de transactions et d’arrangements de gré à gré, qui passent sous le radar. »
I.L. : Je trouve ça un peu provocateur, parce qu’en fait, personne ou presque ne parle du remembrement : le sous-titre de la bande dessinée c’est l’histoire enfouie du remembrement, parce qu’il n’y a eu aucun travail académique sur les résistances au remembrement ou les traumatismes qu’il a engendré.
Dans les 20.000 km de haies qui disparaissent chaque année, une très grande part reste liée à des aménagements du territoire, que ce soient les aménagements routiers, le déploiement de la fibre… Beaucoup de bocage disparaît aussi, c’est vrai, en raison de l’agrandissement des fermes : la disparition des agriculteurs favorise le regroupement des exploitations et l’arasement des talus. Avec des retournements étonnants, puisque certains agriculteurs se retrouvent, en raison de ces agrandissements successifs, avec des parcelles éloignées, dans différentes communes…
Là où je suis d’accord avec Léo Magnin, c’est que défendre les haies dans un monde où la paysannerie a disparu, c’est presque prendre le problème à l’envers.
Justement, Léo Magnin dit que persistent aujourd’hui, de la part de l’État et de ses différentes structures, des politiques antagonistes, voire contradictoires : d’une part favoriser la plantation de haies, d’autre part maintenir des politiques favorables à l’agriculture intensive. Le résultat est absurde, puisqu’en deux ans, on a planté ce qui disparaît en quatre mois. Est-ce que sur la longue durée du remembrement, on a eu le même type de politiques brouillonnes, ou un consensus plus général au niveau de l’État ?
I.L. : Dans les années 1950 et 1960 des députés, notamment communistes et socialistes, ont tenté de défendre les paysans victimes du remembrement et insistaient sur la violence subie par les populations ; puis, à partir des années 1970 sont arrivées les alertes sur les conséquences écologiques dramatiques du remembrement, et René Dumont, qui allait devenir le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, en parle. Mais au sein du gouvernement, on a bien l’impression d’une unanimité.
Et surtout, le remembrement a installé des institutions et des entreprises dans le paysage. Ces intérêts divers, les cabinets de géomètres, les offices notariaux, les ingénieurs du génie rural, les entreprises de travaux publics qui se sont endettées pour acheter des bulldozers, revendiquent le droit de poursuivre leur travail. Elles vont même former un lobby à l’échelle des Côtes d’Armor : l’Association pour la promotion du remembrement.
Tout récemment, l’Afac-Agroforesterie appelle à sauver le plan haies, au moment où le projet de budget pour 2025 prévoit une baisse de 72 % de son budget. Et l’association Cyberacteurs propose aux citoyens de saisir leurs députés pour alerter sur la disparition des haies. La préservation des haies, ce serait notre affaire à tous ?
I.L. : Si on veut vraiment protéger les haies et les arbres, il faut encourager un modèle agricole auquel elles sont liées, comme l’élevage extensif, l’agriculture à petite échelle, l’installation de nouveaux agriculteurs sur des fermes moins endettées et plus diversifiées. C’est un programme politique urgent, et c’est ça qui fait sens.
Au Port-Musée de Douarnenez, on a récemment passé le diaporama de Félix et Nicole Le Garrec, « Le remembrement », qui date de 1974. Est-ce qu’après l’adaptation des « Algues vertes » au cinéma, on aura l’adaptation de « Champs de bataille », l’épopée d’une guerre, ou du plus grand plan social de l’après-guerre ?
I.L. : Franchement, j’adorerais : partir sur un film d’époque et aller encore plus loin dans la reconstitution de ce qui s’est passé, ce serait passionnant.
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