Loi Zéro artificialisation nette : à peine votée, déjà lézardée

16 janvier 2025
Jérémie Szpirglas, Denis Vannier
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Les « maires bâtisseurs » du littoral peuvent à nouveau respirer : la loi qui visait à stopper l’artificialisation des sols en 2050 fait déjà l’objet de multiples exceptions et de remises en question par le gouvernement et certains parlementaires. Parmi les exonérations notables : les bâtiments agricoles, qui sont pourtant une source majeure d’artificialisation des sols dans le Finistère nord.

• Les bâtiments agricoles ne seront pas concernés par la nouvelle loi Zéro artificialisation nette (ZAN).
• Dans certaines communes, notamment dans le Finistère, l’agriculture est pourtant la première cause d’artificialisation des sols.
• Le lobbying des élus locaux et des organisations agricoles est à l’origine de ce régime d’exception.

L’euphorie de l’urbanisation a désormais une date de péremption. En France, ce sera 2050. Dans 26 ans, on ne consommera plus de terres naturelles ou agricoles pour y construire des bâtiments, des routes ou des parkings. À moins de rendre à la nature des terres déjà bétonnées. C’est en tout cas la promesse du ZAN, ou Zéro Artificialisation Nette, un principe introduit par la loi « Climat et résilience ».

Sur les côtes bretonnes, la loi littoral limitait déjà le « mitage » de l’espace rural, tant bien que mal [lire « La loi littoral impuissante à endiguer le béton »]. Avec le ZAN, les collectivités seront mieux armées pour résister aux assauts immobiliers. Depuis le début de l’année, une commune peut d’ailleurs refuser un permis sur un terrain constructible s’il compromet son objectif de réduction de l’artificialisation.

Mais depuis l’adoption de la loi en 2021, parlementaires et ministres ont largement assoupli son application. Le 1ᵉʳ octobre 2024, Michel Barnier, tout juste devenu Premier ministre, annonçait sa volonté de « faire évoluer de manière pragmatique et différenciée la réglementation du zéro artificialisation nette pour répondre aux besoins essentiels de l’industrie et du logement ». Un signal rassurant envoyé aux élus les plus allergiques à la « sobriété foncière ». Ce qui pourrait aussi menacer le fragile consensus breton sur ce dossier. Son successeur, François Bayrou, ne s’est pas encore positionné sur la question à l’heure où nous bouclons cette enquête.

Sur le papier, toutes les collectivités bretonnes se sont engagées à soigner leur dépendance au foncier d’ici 2050 et s’entendent même sur la répartition des efforts. Cet accord a été obtenu par la Région Bretagne, qui a révisé son Schéma régional d’aménagement du territoire (le Sraddet) le 16 février dernier pour y inscrire les principes du ZAN.

À la Foret-Fouesnant (29), la parcelle en friche sur le centre et la gauche de l'image est une "dent creuse" dans un lotissement, c'est-à-dire une parcelle non construite au milieu d'autres parcelles construite. Crédit : Vassili Feodoroff.

La Bretagne débute la première étape de son régime, jusqu’en 2031 : réduire de moitié la consommation des terres agricoles et naturelles par rapport à la période 2011-2021. Sur l’ensemble de la région Bretagne, 14.310 hectares auraient été consommés durant ces dix années, selon le bilan établi par les agences d’urbanisme de Bretagne dans le Mode d’occupation des sols (MOS). Après quelques ajustements, l’étendue des terres déjà promises à l’urbanisation se chiffre donc à 6.665 ha.

Les critères de répartitions des droits à artificialiser sont particulièrement élaborés, afin de prévenir toute injustice. Ce souci d’équité rend encore plus surprenant une omission de taille, dans tous ces calculs : les bâtiments agricoles, qui ne sont pas pris en compte par le ZAN jusqu’en 2031, selon un décret ministériel.

Principale cause d’artificialisation dans certaines communes

Puisque le ZAN vise à protéger les terres agricoles aussi bien que les espaces naturels, l’agriculture ne représenterait donc pas de menace pour les sols, au contraire de l’industrie, des services publics ou de l’habitat. Les serres comme les étables participent pourtant bien à l’artificialisation des sols. C’est même leur principale cause dans certaines communes.

Dans les seules communes du littoral de la Bretagne administrative, l’agriculture a artificialisé 266 hectares de terres entre 2011 et 2021, selon les données du MOS. Un bilan significatif si on le compare à celui de l’industrie et du tertiaire réunis : 372 hectares.  La loi littoral avait déjà été assouplie en 1999, puis en 2018, pour permettre de construire en dehors des zones déjà urbanisées des bâtiments nécessaires à la production agricole (sauf dans les zones les plus proches du rivage).

Dans certaines communes, ces constructions représentaient le tiers, voire la moitié, de l’artificialisation entre 2011 et 2021, selon le MOS (Minihy-Tréguier, Plouguin, Pleudihen-sur-Rance, Le Vivier-sur-Mer, Pleurtuit, Plougoumelen, Saint-Martin-des-Champs, Pleudaniel, Landaul, Le Hézo, Ploumilliau, Plonévez-Porzay).

Le record est détenu par Saint-Pol-de-Léon, avec 20 hectares de bâtiments agricoles construits en 10 ans, soit la moitié de l’ensemble des constructions de la commune sur cette période.

Vue de la baie de Douarnenez à la Pointe de Trefeuntec, le 11 juillet 2022. Crédit : Vassili Feodoroff.

Pour l’essentiel, ces bâtiments ont été construits sur des terres agricoles. Mais une partie d’entre eux (18 %) empiète aussi sur des zones naturelles et des espaces boisés. Ainsi, pas moins de 47 hectares d’espaces naturels ont été recouverts par des bâtiments agricoles dans les communes littorales au cours de cette décennie 2011-2021.

Évidemment, ce bilan est déjà obsolète. L’artificialisation des sols par l’immobilier agricole s’est poursuivie depuis 2021, elle se poursuivra dans les prochaines années. Splann ! a même pu identifier où précisément, et qui en profitera, en analysant l’ensemble des permis de construire accordés récemment par les mairies sur le littoral (à moins de 5 km du rivage).

Nous avons pu isoler les permis délivrés depuis janvier 2020 (encore valides) sur des parcelles qui n’ont pas encore été construites fin 2023. Cela représente près de 7.000 permis, dont les constructions pourront recouvrir jusqu’à 197 hectares sur l’ensemble du littoral de la Bretagne à cinq départements. L’agriculture en prend une part non négligeable : pas moins de 43 hectares de nouveaux locaux, soit un cinquième de la surface totale des bâtiments à construire. L’essentiel des projets (90 % en surface) reste toutefois situé à plus de 1 km du rivage.

Le Finistère, épicentre des constructions agricoles

L’épicentre est situé sur le littoral du nord-Finistère, où les bâtiments agricoles représentent plus de la moitié (60,5 %) de la surface de locaux professionnels autorisés à la construction ces quatre dernières années.

On trouve les projets les plus étendus à Tréflaouénan, Plouénan, Plougoulm, Cléder, Saint-Pol-de-Léon, Mespaul et Plouescat. Dans ces sept communes du Haut-Léon, tous les nouveaux bâtiments agricoles autorisés depuis 2020 couvrent plus de 185.000 m². L’équivalent d’une vingtaine de terrains de football. Il s’agit principalement de serres maraîchères.

À l’origine de ce régime d’exception : le lobbying conjugué des élus locaux et des organisations agricoles. Le sujet avait été effleuré à l’Assemblée nationale en avril 2023 par l’ancien député (Renaissance) du pays de Retz, Yannick Haury s’inquiétait de voir les surfaces de serres entrer dans les calculs du Cerema, l’organisme chargé de faire le bilan des surfaces artificialisées de chaque commune : « Avec cette comptabilité, ces espaces se trouveraient déduits du crédit d’espace communal consommable. »

Peu de temps avant l’examen de la loi sur l’application du ZAN, les Chambres d’agriculture enfonçaient le clou. « Concernant les bâtiments agricoles, chambres d’agriculture France propose qu’ils ne soient pas comptabilisés dans le compteur d’artificialisation au niveau communal, mais au niveau national, pouvait-on lire dans un communiqué daté du 9 juin 2023. Ils sont d’intérêt général, en particulier pour l’installation de jeunes agriculteurs ou pour le bien-être animal. »

Dans la région de Paimpol, de nombreuses serres chauffées ont vu le jour ces dernières années.

Une campagne suivie d’effets puisque pas moins de huit amendements ont été déposés à l’Assemblée dans des termes similaires. Et si son inscription dans la loi n’a pas été obtenue, l’exception du bâti agricole a été formalisée par un décret du 27 novembre 2023 : « Pour la première tranche de dix ans (2021-2031), les constructions ou installations à destination d’exploitation agricole qui sont réalisées dans les espaces agricoles ou naturels n’emportent généralement pas de création ou d’extension d’espaces urbanisés et donc de consommation de ces espaces. »

Cette exception ne choque pas Laurence Fortin, vice-présidente territoires, économie et habitat à la Région Bretagne, qui invoque des enjeux de « souveraineté alimentaire » dépassant largement les frontières de la commune. L’élue plaide pour une application différenciée du ZAN, ciblant d’abord « l’habitat, responsable de 70 % de l’artificialisation, afin de garder des marges de manœuvres pour l’économie. Parce que si on divise par deux le foncier aussi pour les activités économiques, vous pouvez être sûrs qu’on transformera la Bretagne en Ehpad ».

Si le ZAN survit au gouvernement actuel, il restera à aligner l’ensemble des documents d’urbanisme (Scots, puis PLUi) sur les objectifs chiffrés par la Région. L’opération pourrait s’étaler jusqu’en 2028… En attendant, sur le terrain, chaque collectivité peut continuer d’appliquer les règles du monde d’avant.

Le pactole vertigineux des terres à construire

En analysant dix années de transactions foncières en Bretagne, on mesure combien l’artificialisation d’une terre naturelle ou agricole est d’abord un enjeu économique, qui génère des sommes vertigineuses. Une tentation trop forte pour freiner l’avancée du béton ?

La valeur d’une terre naturelle pourrait d’abord se mesurer à la richesse de la biodiversité qu’elle accueille, voire son potentiel agronomique dans le cas des terrains agricoles. Mais elle n’échappe pas aux lois plus fluctuantes du marché. Le prix des terres « naturelles » peut varier de 1 à 100… s’il est possible d’y construire un bâtiment. Observer ces variations, c’est aussi une manière d’évaluer la pression qui s’exerce sur ces terres en sursis. Nous avons donc analysé les prix de vente des terrains encore vierges de toute construction, enregistrés entre 2014 et 2023 dans la base DVF (demande de valeur foncière).

Prenons 1 m² de terres situées dans une commune de l’intérieur breton. Ces dix dernières années, son prix médian se situait autour de 50 centimes. Dans les communes littorales, le même type de terre en vaut le double. À mesure que l’on se rapproche du rivage, le prix moyen augmente, pour atteindre plus de 4 € le m². Il baisse ensuite fortement et plafonne à 1 euro le m2 pour les terrains situés à moins de 100 m du rivage, secteur le mieux protégé par la loi littoral, où il est devenu presque impossible de construire.

Au bas mot, en 10 ans, les vendeurs de terres naturelles du littoral ont empoché 977 millions d’euros, soit un tiers des transactions du même type dans l’ensemble de la Bretagne.
Le nombre de transactions a fortement augmenté sur le littoral, plus vite qu’ailleurs en Bretagne, passant d’un rythme de moins de 2.000 par an, il y a 10 ans, à environ 3.000 ces trois dernières années. Les surfaces totales de terres naturelles vendues ont augmenté dans les mêmes proportions (de 260 à 370 hectares). Mais les sommes en jeu ont plus que doublé : en 2022, les achats de terres naturelles ont même dépassé les 150 millions d’euros dans les communes littorales (250 millions dans le reste de la Bretagne).

 

Dans la zone littorale située entre 500 mètres et 1 kilomètre du rivage, le prix médian au m2 a connu un bond spectaculaire en 2020 : de moins de 2 € à près de 8 € le m². Le secteur le plus cher du littoral est désormais situé entre 200 mètres et 1 kilomètre de la côte. Le prix médian au mètre carré y est deux à trois fois plus cher que sur le rivage proche ou dans les terres. Cette zone présente probablement le meilleur compromis entre la proximité de la mer et les chances d’y obtenir un permis de construire. Construire plus près de la mer est devenu risqué : la loi littoral est particulièrement stricte dans la bande des 100 premiers mètres ainsi que dans la zone de « l’espace proche du rivage » ou de « co-visibilité », qui selon les endroits peut s’étendre bien au-delà de 100 mètres (voire au-delà du kilomètre).

Près de 200 terrains naturels bretons se sont vendus à des prix record d’au moins 500 € le m² depuis 2014. Plus de la moitié d’entre eux sont situés dans une commune littorale, particulièrement dans cette bande comprise entre 200 et 1.000 mètres de la côte. Et principalement autour du Golfe du Morbihan.

 

 

BOITE NOIRE

Cette enquête repose sur l’exploitation de nombreuses bases de données, traitées dans leur version brute par Splann ! : permis de construire, documents d’urbanisme, recensements Insee, BD Topo, transactions foncières, données brutes du Cerema… Cette approche permet d’offrir une vision très détaillée de l’évolution du littoral, au bâtiment près, tout en faisant ressortir des chiffres inédits sur l’ensemble du littoral breton.

L’artificialisation

Il y a plusieurs manières d’évaluer l’artificialisation des sols. Le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) produit des indicateurs de consommation d’espaces sur son portail Mon Diagnostic Artificialisation, à partir des fichiers fonciers de l’administration fiscale (DGFIP). Une parcelle sur laquelle se trouve une construction est considérée comme artificialisée, quelle que soit sa taille. Ces données sont progressivement complétées avec les cartographies très détaillées de l’occupation du sol tirées des images aériennes, l’OCS-GE, produit par l’IGN.
En Région Bretagne, les professionnels de l’aménagement du territoire disposent maintenant d’une base précise de la consommation d’espaces, avec le MOS Foncier, issu d’interprétations d’images aériennes. Ces données servent de base de discussion pour l’application du Zéro artificialisation nette (ZAN) en Bretagne.
Nous avons ajouté une autre méthode, en nous appuyant sur l’empreinte des bâtiments recensés par l’IGN dans sa BDTopo en 2014 et en 2024. Ces données nous ont permis de tracer des zones urbanisées, en suivant une méthode semblable à celle employée par l’IGN (dilatation-érosion). Ces chiffres correspondent donc à une estimation basse de l’artificialisation des sols, en mettant de côté les constructions réalisées sur des terrains nus déjà encerclées par l’urbanisation.

Les permis de construire

Nous sommes parvenus à identifier tous les permis de construire responsables de l’avancée des zones urbaines depuis 10 ans dans les cinq premiers kilomètres du littoral.
Nous avons exploité la base de données SITADEL, maintenue par le ministère de la Transition écologique, qui recense toutes les autorisations d’urbanisme délivrées par les communes depuis janvier 2013. De ces fichiers particulièrement volumineux, nous avons retenu uniquement les permis accordés entre le 1ᵉʳ janvier 2013 et le 30 septembre 2024 pour la construction d’un nouveau bâtiment. Nous avons ensuite filtré les permis délivrés en dehors des zones déjà urbanisées en 2014. Une seconde sélection a été appliquée pour les permis représentés sur cette carte (lien carte exploratoire). Il s’agit uniquement des quelque 7.000 autorisations en cours de validité (en tenant compte de la possibilité de prolongation de deux fois 1 an, soit tous les permis délivrés après le 1ᵉʳ janvier) pour des parcelles situées en dehors des zones déjà urbanisées en début d’année 2024.

 

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