La vie d’Élodie et de Romain a basculé le mercredi 12 avril 2023. Ce jour-là, un pédiatre du centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes leur annonce que leur fils, Kézian, alors âgé de deux ans, est atteint d’une leucémie. Une leucémie myéloïde (aussi appelée myéloblastique) aiguë à haut risque, plus précisément. Le genre de maladie qui laisse peu de chances de survie en cas de diagnostic tardif. En 2018, 3 428 personnes en étaient atteintes en France.
Heureusement, le couple de trentenaires a réagi dès les premiers symptômes. « Notre fils ne mangeait presque plus rien et restait prostré sur le canapé. Ensuite, il s’est plaint de douleurs articulaires aux genoux, aux poignets, aux coudes et dans le dos. Et il s’est mis à faire de la fièvre », raconte Élodie. Des symptômes très inhabituels pour cet enfant toujours débordant d’énergie. À l’hôpital, Kézian suit, à partir du 22 avril, un lourd protocole de chimiothérapie. Il est placé pendant cinq mois en chambre stérile et reçoit le 10 août 2023 une greffe de moelle osseuse grâce au don de l’une de ses sœurs.
Le 21 décembre 2022, soit un peu plus de trois mois avant le déclenchement de la maladie de Kézian, une importante fuite d’essence se produit sur un réservoir de la raffinerie TotalEnergies de Donges, située à 2 kilomètres de la maison d’Élodie et Romain (lire notre enquête « De Saint-Nazaire à Donges, l’Etat met la pollution sous le tapis »). Très vite, ils s’interrogent : y aurait-il un lien entre cet accident et la leucémie de leur fils ?
Dans les jours qui suivent la fuite, les vents diffusent des vapeurs de benzène dans plusieurs quartiers de Donges, à des concentrations très élevées. Selon un rapport de l’Institut national de l’environnement et des risques industriels (Ineris) que Splann ! s’est procurée, la concentration moyenne journalière de l’air en benzène a dépassé le seuil d’exposition aigu acceptable dans certains quartiers de Donges pendant quatre jours après l’accident.
« Les odeurs d’essence étaient vraiment insupportables. Je n’avais jamais senti quelque chose d’aussi fort jusque-là, se souvient Élodie. Je ne voulais pas qu’on sorte de la maison, mais il fallait bien aller faire les courses. Alors, je disais à mes enfants : ‘Ne respirez pas, le temps d’arriver à la voiture !’ »
Romain, lui, a été sidéré par « les mousses qui volaient de partout et qui atterrissaient comme des petits nuages dans le jardin, chez les voisins, dans les champs à côté. » Il s’agit de mousses anti-incendie pulvérisées par TotalEnergies sur la nappe d’essence causée par la fuite, et que le vent disperse à travers la ville, comme nous l’ont rapporté plusieurs habitants. Problème : elles contiennent des polluants dits « éternels » classés cancérogènes pour l’homme.
L’exposition répétée au benzène peut causer une leucémie myéloïde aiguë
Mais ce sont surtout les vapeurs de benzène, lui aussi classé cancérogène, qui éveillent les soupçons de la famille. En faisant des recherches sur internet, les grands-parents de Kézian découvrent qu’il y aurait bien un lien entre le benzène et la maladie de leur petit-fils.
Dans un avis publié en 2014, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), s’appuyant notamment sur des enquêtes en milieu professionnel, affirme que « les études épidémiologiques et les études de cas fournissent des preuves claires d’une relation causale entre l’exposition au benzène et les leucémies, la leucémie myéloïde aiguë en particulier ».
L’exposition au benzène et plus largement aux produits chimiques est également identifiée par le Fonds anticancer. Un guide destiné aux patients détaille tous les facteurs de risque possible, tels que l’exposition au rayonnement, une chimiothérapie antérieure, une trisomie ou quelques rares syndromes héréditaires.
Une exposition à des niveaux élevés de benzène, pendant plusieurs jours, peut-elle déclencher quelques mois plus tard une leucémie aiguë myéloblastique chez un enfant en bas âge ?
Interrogés par Splann !, trois médecins du CHU d’Angers estiment cela peu probable, car le délai de développement de la maladie serait « plutôt de l’ordre de plusieurs années ». Ils confirment en revanche qu’« il existe des éléments clairs sur le lien entre des expositions prolongées au benzène à des taux significatifs et le risque de leucémie myéloïde ».
Élodie et Romain sont déterminés à percer le mystère de la maladie de leur fils. Mais ils veulent aussi que les Dongeois soient mieux informés et mieux protégés face aux fuites à répétition de la raffinerie. « Je trouve incroyable que cette fuite d’essence n’ait pas été prise au sérieux, qu’on n’ait pas dit aux gens de faire attention à leurs enfants, de s’isoler, d’aller voir leur médecin en cas de symptômes », s’indigne Élodie.
Le lendemain de l’accident, la préfecture affirmait qu’il n’y avait « pas d’impact sanitaire pour la population » et la mairie n’a pas jugé utile d’activer son système d’alerte par SMS. Interrogé dans le cadre de notre enquête, TotalEnergies n’a pas répondu à nos questions au sujet de cet accident.
Le silence de l’ARS face aux inquiétudes des Dongeois
L’Agence régionale de santé (ARS) des Pays de la Loire a-t-elle failli dans sa mission de protection de la population ? Dès le 27 avril 2023, tandis que les premières doses de chimiothérapie étaient administrées à Kézian, ses grands-parents envoyaient un courriel à l’agence afin de l’alerter sur la situation de leur petit-fils. Ils s’étonnaient « qu’aucune mesure de protection ou d’information de la population n’ait été mise en place ». Le courriel est resté sans réponse.
Le 25 septembre dernier, nous avons interpelé l’ARS à notre tour : « Le dépassement pendant quatre jours du critère d’acceptabilité des risques sanitaires pour les riverains, suite à la fuite d’essence, ne justifiait-il pas la mise en place d’un suivi sanitaire des Dongeois ? Quelle réponse pouvez-vous apporter aux familles inquiètes pour leur santé ? » Toujours pas de réponse, malgré nos relances. Également, sollicitée, la préfecture nous a renvoyé vers un communiqué de presse sans répondre à nos questions précises.
Ce mutisme ne surprend pas Marie Aline Le Cler. La présidente de l’AEDZRP, association dongeoise de défense des riverains, déplore « l’inaction » de l’ARS tout au long de cette affaire. « L’agence a participé à toutes les réunions de la cellule de crise mise en place après l’accident du 21 décembre 2022. Elle aurait dû au moins informer les médecins du secteur qu’il y avait un épisode de pollution au benzène. »
Au-delà de cet accident, l’AEDZRP s’interroge sur les conséquences sanitaires des pics horaires répétés de benzène dans l’air mesurés à Donges, notamment sur les personnes vulnérables, en particulier les enfants, les personnes âgées ou atteintes de pathologies.
Au cours du premier semestre 2024, l’objectif de qualité (2 µg/m3 en moyenne annuelle) fixé par la réglementation a été dépassé à de nombreuses reprises (13 % du temps en janvier 2024), indiquent les relevés de la station de mesure de benzène installée il y a moins d’un an face à la raffinerie.
Le 26 juillet dernier, l’AEDZRP a alerté l’ARS à ce sujet. Sans plus de succès.
Pour tenter d’éclairer les riverains sur l’impact sanitaire des pollutions liées à la raffinerie, l’association organise une réunion publique ce mardi 15 octobre, à 18 h 30, dans la salle polyvalente de la mairie de Donges. Les parents et grands-parents de Kézian y participeront.
Le petit garçon a retrouvé toute sa vitalité, mais la chimiothérapie l’a rendu stérile et il devra encore attendre trois ou quatre ans avant d’être considéré comme totalement guéri. Les parents vivent donc dans l’angoisse d’une rechute. Et s’inquiètent aussi pour Gabrielle, leur petite dernière, née il y a un an. « Dès qu’elle fait de la fièvre, je pense tout de suite à la maladie de mon fils », lâche Élodie, la voix brouillée par l’émotion.
Boîte noire
Sollicitée à plusieurs reprises, l’Agence régionale de santé (ARS) n’a pas souhaité répondre à nos questions. La préfecture de Loire-Atlantique a, quant à elle, répondu par mail en renvoyant notre journaliste vers un communiqué de presse et éludant nos questions sur le cas de Kézian. Vous pouvez consulter les questions que nous avons posées ici.
Nous avons également interrogé plusieurs médecins du Centre hospitalier d’Angers. Vous pouvez lire leur réponse in-extenso ici.
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