En juillet 2022, nous publiions une enquête sur l’agrandissement contesté de la mégaporcherie Avel Vor à Landunvez (29), qui produit 27 000 porcs chaque année, notamment destinés à l’export. À la tête de l’entreprise se trouve l’incontournable Philippe Bizien, également président du groupe porcin Evel’Up (quatre millions de porcs par an) et président de la société de construction d’unités de méthanisation Evalor.
Retoquée par la justice administrative à deux reprises, en 2019 et 2021, en raison de ses impacts sur l’environnement, l’extension de la porcherie, déjà réalisée, n’est légale que grâce à des autorisations provisoires délivrées par le préfet du Finistère, Philippe Mahé.
En mai, une enquête publique biaisée, qui s’est conclue par un avis favorable à la porcherie, a ouvert la voie à une régularisation définitive d’Avel Vor par l’État. Vendredi 4 novembre, le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) du Finistère, dont la composition est favorable à Philippe Bizien, s’est, lui aussi, selon nos informations, prononcé en faveur de l’extension, par quinze votes pour et trois contre.
À l’heure où l’urgence serait de faire évoluer les pratiques agricoles vers plus de sobriété, notamment après les épisodes de crise de l’eau potable cet été en Bretagne, la décision du préfet, qui a autorisé l’extension quelques jours après la publication de cet article, revêt un caractère hautement symbolique pour l’avenir de la région.
Les goélands, surprenants boucs émissaires
Fin octobre, des opposants à la mégaporcherie ont annoncé porter une plainte collective contre X pour « infraction aux règles de l’environnement et mise en danger de la vie d’autrui ». Selon eux, l’agrandissement incessant des élevages bretons conduit à des conflits d’usage de l’eau, dont Avel Vor est l’un des exemples les plus éclatants.
Landunvez dispose de trois belles plages alimentées par des rivières traversant des terres sur lesquelles est épandu le lisier provenant d’Avel Vor. Parmi elles, la plage du Château est interdite à la baignade de façon permanente depuis 2019 pour raison sanitaire, quand celles de Gwisselier et de Penfoul font l’objet d’arrêtés d’interdiction temporaire en raison de concentrations trop importantes en bactéries fécales, notamment Escherichia coli (E. coli).
Le 10 août, le quotidien régional Le Télégramme a émis l’hypothèse que l’origine de la contamination de la plage du Château soit les fientes d’oiseaux marins, en s’appuyant sur une étude de la mairie de Landunvez menée en partenariat avec la communauté de communes du Pays d’Iroise.
« On utilise ce genre d’arguments pour faire diversion, réagit Thierry Burlot, ex-vice-président (PS puis LREM) du conseil régional à l’environnement et président du comité de bassin Loire-Bretagne. On sait aujourd’hui que les pollutions bactériennes du littoral proviennent à 50 % de l’agriculture et à 50 % des systèmes d’assainissement des communes qui rejettent des eaux résiduaires. La pollution par les fientes d’oiseaux sauvages est marginale », ajoute-t-il.
L’étude menée par la mairie consiste en une recherche de marqueurs génétiques dans les eaux de baignade. Elle s’appuie sur un outil développé par des chercheurs de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), dont Michèle Gourmelon. Celle-ci ne connaît pas la situation de Landunvez, mais précise que son protocole « a ses limites ».
Par exemple, explique-t-elle, « si on trouve un marqueur génétique “oiseaux de mer”, ça veut dire qu’il y a une trace, mais pas plus. D’autres sources plus lointaines, plus en amont du bassin versant, peuvent impacter la zone littorale. Il est donc préférable d’effectuer des recherches au plus près des sources de pollution et aussi lorsque c’est très contaminé, c’est-à-dire généralement quand il pleut et que les terres viennent d’être lessivées ».
Autrement dit, identifier la présence d’oiseaux sauvages dans les eaux littorales ne veut en aucun cas dire qu’ils constituent la source principale de la contamination. Sollicité à ce sujet, le maire de Landunvez, Christophe Colin, répond que son équipe a fait « des visites de terrain afin d’essayer de déterminer de visu les origines potentielles de pollution ». Mais il le reconnaît : « Aucun organisme ne nous a aidés à interpréter ces résultats d’analyse qui nous semblent suffisamment explicites. »
Quant à Philippe Bizien, il met en avant l’absence de traces de bactéries d’origine porcine dans ces analyses pour souligner la bonne tenue de son exploitation.
« À la mairie on me dit : il n’y a pas de problème, il ne faut pas confondre eaux de surface et eaux de baignade. » Or les prélèvements ont été effectués à moins de 100 mètres de la plage où débouche le cours d’eau. Et le 16 août, au moment où ce riverain réalisait le prélèvement qui allait révéler le taux délirant d’E. Coli, le soleil était revenu et de nombreuses personnes se baignaient dans la mer, mais aussi dans l’estuaire où le Foul forme un bassin idéal pour les enfants, comme en témoignent des photographies prises par Fabrice Hamon.
Le Syndicat des eaux du Bas-Léon (SEBL) réalise une surveillance bactériologique du Foul depuis 2017. Le point de prélèvement est situé quelques mètres en amont de celui choisi par Fabrice Hamon. « Ces mesures sont censées être publiques, mais ne sont publiées nulle part », dénonce cet actuaire de métier.
Contacté par Mediapart, le vice-président du SEBL chargé des milieux aquatiques, Christophe Bèle, avoue « découvrir le dossier » puisqu’il a pris ses fonctions « seulement en 2020 ». Sur la non-publication des données, il assure qu’il rencontrera Fabrice Hamon prochainement.
Néanmoins, l’élu souligne que l’étude en cours pointe a priori « la prédominance des pollutions humaines et donc des stations d’assainissement pas aux normes ». En attendant, seule la version « oiseaux sauvages » a été rendue publique par les autorités locales.
Baignade en eaux troubles
Il faut dire que le SEBL semble acquis à la filière porcine. Christophe Bèle, par ailleurs maire de Kernouës, a été directeur général d’Evel’Up (le groupe porcin présidé par Philippe Bizien) jusqu’en 2014 et a aussi présidé Compofertil, filiale à 100 % d’Evalor (la société d’unités de méthanisation présidée par Philippe Bizien).
Sa présidente Marguerite Lamour, maire de Ploudalmézeau, est un soutien historique du secteur porcin et son vice-président Gilles Mounier, maire de Saint-Renan, a été cadre d’Evel’Up, tandis que son épouse y est toujours chargée de la communication.
« Les instances démocratiques, notamment celles qui gèrent l’eau et l’environnement, sont noyautées par le lobby porcin, constate, sidérée, Armelle Jaouen, conseillère communautaire de Pays d’Iroise Communauté. Par exemple, Gilles Mounier est aussi vice-président du conseil départemental du Finistère, vice-président de Pays d’Iroise Communauté, vice-président de la commission locale de l’eau, membre de la commission qui nomme les commissaires-enquêteurs [notamment Jacques Soubigou, le commissaire ayant mené une enquête biaisée favorable à Avel Vor – ndlr] et membre du Coderst du Finistère [lequel a donné vendredi 4 novembre un avis favorable à l’extension d’Avel Vor – ndlr]. »
Selon nos informations, Gilles Mounier ne s’est pas retiré du vote du Coderst de ce vendredi 4 novembre, alors que sa déclaration d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique indique pourtant des liens avec la coopérative Evel’Up de Philippe Bizien.
Armelle Jaouen, institutrice de 49 ans, a souhaité s’engager en politique locale pour y contrer cette surreprésentation des dirigeants et ex-dirigeants agro-industriels. Une question vitale selon elle, car les facilités obtenues par la filière porcine auprès des pouvoirs publics menacent la santé des habitants ainsi que leur accès à l’eau potable.
En effet, cet été 2022, la Bretagne, comme le reste de la France, a eu très chaud. Les alertes émises par les représentants de l’État dans la région donnent une idée de la gravité de la situation : le 26 septembre, la préfecture des Côtes-d’Armor pointait « un risque sérieux de rupture de l’alimentation en eau potable » et une réserve en eau de « 30 à 35 jours ».
Dans les départements voisins, la situation est aussi alarmante. Dans son bulletin d’octobre, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) indique que plus de 70 % des nappes souterraines observées en Bretagne ont atteint un niveau critique (100 % dans le Finistère).
Une situation inédite pour la région, qui pourrait se reproduire. Mais les étés caniculaires ne sont pas les seuls responsables de cette situation extrême.
Les élevages intensifs, un système profondément aquavore
L’exemple de la commune de Landunvez montre les conséquences d’une grande concentration d’animaux sur la ressource en eau disponible. Dans son étude d’impact, réalisée pour la régularisation de l’exploitation, le propriétaire d’Avel Vor déclare consommer annuellement 27 400 m³ d’eau pour l’ensemble de sa porcherie, soit l’équivalent de la consommation d’une commune de 500 habitants.
Ce chiffre, avancé par l’éleveur lui-même, est vraisemblablement sous-évalué. Car si l’on se fie aux études de l’Institut du porc, la consommation annuelle d’Avel Vor serait plutôt de l’ordre de 40 000 m³ par an.
Comme beaucoup d’exploitations agricoles, le site contesté n’est pas alimenté uniquement par le réseau collectif mais aussi par des forages privés. Malgré tout, selon un récent rapport de Pays d’Iroise Communauté, Avel Vor est l’un des plus gros consommateurs d’eau du réseau collectif du territoire, avec plus de 6 300 m³ puisés chaque année. Une eau obtenue à moindres frais – 1,50 euro le m³ au lieu de 3,50 euros pour les particuliers – grâce à la réduction accordée par la collectivité aux gros consommateurs.
Le seul captage d’eau actuellement en service sur le secteur du chenal du Four, comprenant cinq communes dont Landunvez, est celui du Traon. Il a produit en 2019 90 075 m³, une quantité insuffisante pour satisfaire les besoins de ce secteur, l’obligeant à importer de l’eau en grande quantité depuis des réseaux voisins pour un total de 297 592 m³ cette année-là.
Alors que cette ressource diminue, et que les besoins en eau potable des cheptels augmentent avec le changement climatique, les pouvoirs publics peuvent-ils continuer à soutenir la concentration des élevages ? En période de restriction, l’eau potable peut-elle servir à abreuver des élevages de porcs destinés en grande partie à l’export ?
Un captage d’eau fermé devenu terre d’épandage pour Avel Vor
En 2002, le syndicat intercommunal des eaux du chenal du Four décidait de fermer un captage de Landunvez, produisant près de 50 000 m3 d’eau par an mais jugé « peu productif » et « trop proche d’habitations » par son président Antoine Corolleur, maire de Plourin et éleveur de porcs, avec l’aval du maire de la commune d’alors, Jean-Michel Bizien… père du gérant d’Avel Vor.
Une ressource dorénavant difficilement réexploitable : ne bénéficiant plus du périmètre de protection qui s’applique aux captages d’eau potable, l’épandage de lisier et les traitements chimiques peuvent y être effectués depuis vingt ans en toute légalité. Parmi les bénéficiaires de cette fermeture, on trouve… Philippe Bizien, dont neuf parcelles d’épandage se trouvent sur l’ancien périmètre de protection du captage.
« Dans la région, ce sont des dizaines, voire des centaines de captages qui ont été fermés depuis les années 1980, relève Thierry Burlot, président du comité de bassin Loire-Bretagne. Pour deux raisons : pour développer une agriculture sans contrainte ou parce que le captage, non protégé, était pollué. » Des choix aux lourdes conséquences sur la quantité de ressources disponibles aujourd’hui.
Pas de contrôle de l’impact de l’agriculture sur l’eau
Armelle Jaouen, en tant qu’élue communautaire, explique avoir déposé un amendement permettant à la collectivité de préempter et acheter les terres sur lesquelles se trouvent les captages d’eau potable, conformément à l’article L218-1 du code de l’urbanisme.
« Le président de la communauté de communes a refusé de le soumettre au vote au motif que ça ferait disparaître les agriculteurs. En réalité ça n’empêcherait pas d’avoir de l’agriculture, ça permettrait juste de s’assurer que la ressource en eau est préservée ! »
La quasi-absence de contrôle des pratiques agricoles pose en effet un problème crucial, soulevé par Laurent Le Berre, délégué territorial d’Eau et rivières de Bretagne : « Les structures polluantes type ICPE [installations classées pour l’environnement] sont censées s’autosurveiller. Mais des éléments semblent par exemple indiquer que Philippe Bizien ment à l’administration. Alors, comment avoir confiance ? »
L’éleveur a en effet dit à la préfecture exploiter l’extension de sa porcherie en 2018, alors qu’il assure dans un courrier distribué aux habitants l’avoir mise en fonction un an plus tôt.
Un phénomène qui se reproduit
En Bretagne, le cas de Landunvez n’est pas isolé : à Plouvorn, un captage d’eau potable a aussi été fermé en 2007 en raison d’un taux de nitrates trop élevé, et le plan d’eau de Lanorgant fait face à des fermetures régulières en raison d’une pollution aux cyanobactéries liée aux épandages d’effluents.
Malgré tout, un projet d’extension d’une porcherie visant à produire plus de 45 000 porcs par an est sur les rails. Soit près du double de la capacité de l’élevage landunvézien. À l’origine du projet, l’EURL Palut, ancienne propriété de François Palut, maire de la commune de Plouvorn jusqu’en 2020 et président de l’Association pour le maintien de l’élevage en Bretagne.
Dans les Côtes-d’Armor aussi les débats sont vifs : l’extension – déjà réalisée – d’une porcherie à Minihy-Tréguier vient d’être annulée par la cour administrative d’appel de Nantes en raison des impératifs de qualité de l’eau et de lutte contre les algues vertes. Dans le même temps, la préfecture vient d’autoriser l’extension à plus de 22 000 porcs d’une porcherie, à Langoat, décision contestée par des associations locales. Autant dire que la guerre de l’eau a débuté.
La suite, elle, semble écrite par la FNSEA : le 26 septembre, lors de son traditionnel rendez-vous de rentrée avec les parlementaires, le syndicat agricole majoritaire, face au déficit d’eau, a clairement exprimé son souhait de voir se développer autant que possible en France les retenues d’eau (mégabassines et barrages y compris sur cours d’eau) dédiées à l’agriculture productiviste.
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