- Suite à une fuite d’essence dans sa raffinerie de Donges, TotalEnergies a mis au placard une étude cruciale démontrant l’exposition des riverains au benzène, classé cancérogène certain, sous l’œil indifférent de la préfecture.
- Face à « l’épidémie » de cancers dans l’agglomération de Saint-Nazaire, les associations de riverains bataillent pour faire la lumière sur les pollutions industrielles et leur impact sanitaire.
- Censée éclairer les habitants, l’étude de zone lancée par la préfecture sous la pression des associations se révèle très lacunaire.
« Enfin le grand air ! » Lorsqu’il s’installe à Pornichet (44) avec son épouse, en février 2018, Didier Ott s’imagine couler des jours tranquilles dans cette station balnéaire cossue, à 12 km à l’ouest de Saint-Nazaire. Loin, très loin de la pollution parisienne qui le faisait tousser. Par curiosité, l’ancien ingénieur informatique polytechnicien se penche sur les chiffres d’Air Pays de la Loire. En épluchant les relevés de l’association chargée de surveiller la qualité de l’air dans la région, il découvre que l’atmosphère de l’agglomération est bien moins pure qu’il ne l’avait imaginé. Il est aussi interpelé par le nombre de personnes frappées par le cancer dans son voisinage.
Les données de l’Observatoire régional de la santé (ORS) des Pays de la Loire confirment son impression : depuis plus de vingt-cinq ans, le bassin nazairien affiche un bilan de santé peu reluisant comparé au reste de la Loire-Atlantique. Le risque d’avoir un cancer du poumon y est plus élevé (+19 %) que dans le reste du département. Pour le cancer du nez, de la bouche, du pharynx, du larynx, de la trachée ou de l’œsophage, la différence est encore plus nette : +28 %. Au total, selon l’ORS, les hommes habitant à Saint-Nazaire et dans les communes alentour meurent beaucoup plus souvent avant 65 ans (+42 %) que la moyenne des Français. Pour Michel Bergue, l’ancien sous-préfet de Saint-Nazaire, l’explication est simple : « Ce n’est pas la pollution industrielle qui cause le cancer. C’est le tabac et l’alcool. » Une affirmation sans base scientifique, émise en 2019, et qui continue de faire scandale dans le milieu ouvrier nazairien, comme nous l’avons constaté au cours de notre enquête.
Saint-Nazaire a beau être bordée par de jolies plages et avoir pour voisines La Baule et Pornichet, c’est une ville industrielle où cohabitent, en fonction de l’orientation des vents, fumées des Chantiers de l’Atlantique, rejets de peinture d’Airbus et effluves de leurs sous-traitants. Un cocktail auquel il faut ajouter les arômes de « beurre » de Cargill liés à la fabrication de ses huiles de tournesol et susceptibles de provoquer des maladies respiratoires. Mais aussi les émanations du producteur d’engrais chimiques Yara (à 9 km à vol d’oiseau) et les composés organiques volatiles (COV) de la raffinerie TotalEnergies (à 12 km).
« D’un côté, la préfecture met l’accent sur le tabac et l’alcool. De l’autre, les associations pointent du doigt la pollution industrielle. La vérité est probablement entre les deux », estime la médecin Juliette Heinrich, autrice en novembre 2023 d’une thèse sur « les facteurs de risques de cancers » dans l’agglomération. « L’alcool y semble plus présent que dans le reste de la France. Mais ça n’explique pas tous les cancers, en particulier pas les cancers du poumon », assure-t-elle à Splann !. D’autant plus qu’« il n’existe pas de données sur le tabagisme à l’échelon de la Carène », la communauté d’agglomération de Saint-Nazaire et son estuaire.
Didier Ott, lui, suspecte l’existence d’un lien entre pollution industrielle et cancers. L’ancien Francilien est devenu en quelques années un véritable spécialiste de la qualité de l’air. Son obsession : démasquer les pollueurs et réduire l’exposition des riverains aux particules nocives. Membre de la Ligue des droits de l’homme, il a rejoint dans leur combat des habitants installés de longue date dans l’agglomération, comme Philippe Dubac et Christian Quélard. Ces derniers ont créé en 2015 l’association Vivre à Méan-Penhoët (Vamp), du nom d’un vieux quartier ouvrier nazairien, pour empêcher l’extension de Rabas Protec, un sous-traitant d’Airbus spécialisé dans le traitement de surface de pièces d’avion.
« L’entreprise prévoyait d’utiliser, à 200 mètres d’une école et à 30 mètres des premières habitations, des produits anti-corrosifs particulièrement dégueulasses », raconte Philippe Dubac. Notamment du chrome VI, classé cancérogène certain par le Centre international de recherche contre le cancer.
Saisi par VAMP, le tribunal administratif de Nantes donne raison à l’association en novembre 2018. Deux semaines plus tard, la préfecture signe malgré tout un arrêté permettant à l’entreprise de continuer à utiliser ces produits. Son argument ? Préserver « l’intérêt général tiré des graves conséquences d’ordre économique et social qui résulteraient de la suspension de l’activité de la société Rabas Protec et impactant notablement la filière régionale du secteur aéronautique ».
Cerise sur le gâteau, le ministère de la Transition écologique dépose peu après une requête contre la décision du tribunal administratif de Nantes. Une décision pourtant « favorable à la santé des riverains », s’indigne le président de Vamp, Christian Quélard. L’État préférerait-il préserver des intérêts économiques au détriment de la santé des Nazairiens ? Le ministère n’a pas souhaité nous répondre.
Une étude de zone lacunaire pilotée par le sous-préfet
Depuis plus de dix ans, des associations de riverains bataillent à coup de pétitions, de manifestations, de réunions publiques et d’interventions dans la presse, pour tenter de faire la lumière sur les pollutions industrielles et leur impact sanitaire. Dès 2013, l’AEDZRP, association de riverains basée à Donges (où se trouve la raffinerie TotalEnergies), rejointe ensuite par Vamp, demande à la préfecture la mise en place d’une étude épidémiologique. En vain. Alarmés par les chiffres de mortalité par cancers des habitants de l’agglomération, le sénateur Yannick Vaugrenard (PS) et la députée Audrey Dufeu (LREM) portent la parole des associations jusqu’à l’Assemblée nationale et au ministère de la Santé.
« Il n’est pas acceptable, après la publication des chiffres de l’an passé, de devoir attendre aussi longtemps pour la mise en place de cette étude », écrit Audrey Dufeu en octobre 2020 dans un communiqué de presse. Cinq mois plus tard, la préfecture lâche enfin du lest. Mais au lieu de s’engager dans une étude épidémiologique, elle opte pour une simple étude de zone. Objectif : identifier les sources de pollution et évaluer les risques sanitaires. Un comité d’orientation stratégique pilote cette étude. Y siègent le sous-préfet de Saint-Nazaire, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), des cabinets d’étude, des chercheurs et des associations comme Vamp et l’AEDZRP.
Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique annonce que « près de 200 sites » potentiellement polluants et « 47 substances » nocives ont été identifiés dans le cadre de cette étude de zone. Elle voit dans ces chiffres la preuve d’une « étude ambitieuse ».
En réalité, si la majorité des sites classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ont répondu au questionnaire (facultatif) visant à répertorier les substances dangereuses qu’ils produisent ou stockent, c’est loin d’être le cas des autres entreprises, souvent sous-traitantes. Seules 16 des 94 sociétés non classées ICPE contactées ont accepté de fournir ces informations.
Autre carence : les particules ultrafines, notamment celles contenues dans les fumées de soudage, véritable serpent de mer aux Chantiers de l’Atlantique, sont exclues de l’étude en dépit de leur caractère cancérogène avéré (lire notre enquête « À Saint-Nazaire, le coût humain des bateaux de croisière »).
Quant aux polluants présents dans le sol, ils ont dans un premier temps été tout simplement évacués de l’étude. Sous l’insistance des associations, la préfecture a finalement accepté de réaliser des prélèvements dans des jardins potagers.
Mais l’application de la méthodologie utilisée rend très sceptique Thierry Lebeau, professeur à l’Université de Nantes, spécialiste depuis vingt ans de la pollution des sols et membre du comité d’orientation stratégique de l’étude de zone : « Le faible nombre de prélèvements prévus et ne permettra pas de tirer des conclusions fiables quant au risque d’exposition des populations de la zone d’étude aux contaminations des sols ».
De plus, insiste-t-il, « les potagers ne représentent qu’une partie infime du territoire étudié, les populations pouvant être exposées partout ailleurs à des poussières de sols contaminés par inhalation, voire ingestion. »
L’état des eaux souterraines ne semble pas préoccuper davantage la préfecture qui a répondu à Splann ! : « La majorité des puits n’a pas d’usage. Lorsqu’il y a un usage, celui-ci concerne l’arrosage des potagers et/ou des plantes. » Elle a malgré tout décidé de confier à l’Agence régionale de santé (ARS) une campagne de prélèvements sur des puits privés à Saint-Nazaire. Résultat : des pollutions aux métaux lourds bien moins importantes que celles révélées il y a un an par l’association Vamp.
Quel crédit accorder à l’étude de zone si elle est réalisée à partir de données parcellaires et d’échantillons non représentatifs ? La question hante de plus en plus les associations de riverains.
Pour Didier Ott, il faut continuer à montrer du doigt les pollueurs et faire pression sur les pouvoirs publics. L’ancien ingénieur informatique a répertorié toutes les sources de pollutions industrielles connues dans l’estuaire. À chaque manifestation devant la sous-préfecture, il déambule avec une grande carte des « émetteurs de polluants dangereux dans l’air » accrochée à son cou. Comme le 14 octobre 2023, lors d’un rassemblement contre le fabricant d’engrais industriel Yara : « Il faut m’expliquer pourquoi, à Saint-Nazaire, on a deux stations qui mesurent les émissions des voitures ou du chauffage au bois, mais pas la pollution industrielle ! », s’insurge le retraité, par ailleurs représentant de l’AEDZRP au sein de l’association Air Pays de la Loire.
L’association chargée de la surveillance de la qualité de l’air dans la région calcule quotidiennement un indice global de qualité de l’air qui prend en compte cinq polluants : les particules grossières (dites PM10), les particules fines (PM2,5), l’ozone, le dioxyde d’azote et le dioxyde de soufre.
« C’est le ministère de la Transition écologique qui définit cette liste, précise David Bréhon. D’autres polluants tels que le benzène sont mesurés depuis des années autour de la raffinerie. Aujourd’hui, seuls 11 polluants sont réglementés », détaille-t-il, alors qu’il en existe « des dizaines et des dizaines d’autres ». Pour Didier Ott, « il y a un silence assourdissant, un voile pudique mis sur la pollution, ici. Comme si elle n’existait pas ! ».
Fuite à la raffinerie : TotalEnergies enterre un rapport crucial
L’absence de mesures de polluants en continu empêche de connaître en temps réel le niveau de concentration des substances auxquelles la population est exposée en cas d’accident industriel. C’est ce que montre l’accident intervenu le 21 décembre 2022, en fin de journée, à la raffinerie de Donges.
Dans la nuit, 770 000 litres de carburant (selon TotalEnergies) se déversent d’un réservoir vers la cuvette de rétention suite à une maintenance défaillante (pdf), mettant en danger des centaines de riverains pendant plusieurs jours. Alors que les vents amènent les effluves toxiques jusqu’au bourg de Donges, la préfecture communique dès le 22 décembre sur son site internet : « Fuite d’essence à la raffinerie de Donges : pas d’impact sanitaire pour la population. »
Le rapport d’Air Pays de la Loire publié le 13 janvier 2023, soit trois semaines après l’accident, révélera pourtant des pics très élevés de composés organiques volatiles dans l’air.
Plus troublant encore : l’étude d’impact confiée par TotalEnergies à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) (pdf) est restée bloquée dans les placards du groupe pétrolier. Remise le 20 janvier 2023, elle démontrait que dans certains quartiers de Donges, la concentration moyenne journalière de l’air en benzène, substance classée cancérogène certaine, a dépassé le seuil d’exposition aigu acceptable pendant les quatre jours qui ont suivi la fuite d’essence. Contacté à ce sujet, TotalEnergies n’a pas souhaité répondre.
Ce rapport, pourtant réalisé par un institut spécialisé réputé pour son indépendance, n’a visiblement pas plu à TotalEnergies. L’entreprise a donc refait elle-même les calculs en utilisant une autre méthodologie pour parvenir, au bout de quatorze mois, à un contre-rapport truffé de formules mathématiques et de graphiques… que l’Ineris n’a pas tardé à tailler en pièces dans un « avis critique » que Splann ! s’est procuré.
L’institut national de l’environnement et des risques y pointe des « méthodes de calcul inadaptées », « de nombreuses imprécisions », ainsi que des données essentielles invérifiables, comme le volume d’essence déversé lors de l’accident. Quant à l’évaluation des risques sanitaires, principal objet de la demande préfectorale, elle est « totalement absente » du rapport présenté par TotalEnergies, indique l’Ineris.
Comment expliquer une lacune aussi grave ? Pourquoi les Dongeois n’ont-ils toujours pas été informés, 20 mois après l’accident, des concentrations de benzène très élevés auxquels certains ont été exposés ?
Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique nous renvoie à la prochaine commission de suivi de site (CSS) de la raffinerie prévue ce vendredi 6 septembre, à 15 h, à la mairie de Donges. Elle ajoute que « de nombreuses informations liées à cet accident ont déjà été communiquées aux acteurs locaux (à travers notamment le partage des mesures de qualité de l’air sur internet, ou l’organisation d’une réunion sur ce thème en janvier 2024) ». Sans pour autant répondre précisément à nos questions.
« La préfecture ne pouvait clairement pas ignorer l’existence du rapport de l’Ineris transmis à TotalEnergies dans le mois qui a suivi la fuite d’essence. Les bras m’en tombent, soupire une source proche du dossier, qui a souhaité rester anonyme. Encore une fois, l’État essaye de mettre les problèmes sous le tapis. »
L’AEDZRP, qui avait alerté les pouvoirs publics, dès le mois de janvier 2023, sur les conséquences de ces concentrations de benzène sur les riverains, dénonce pour sa part « l’écran de fumée mis en place par l’industriel avec la bénédiction de l’État ».
Autant dire que la prochaine CSS de la raffinerie risque d’être mouvementée. Cette instance censée favoriser l’information des citoyens sur les sites Seveso, pilotée par le sous-préfet, rassemble une fois par an des représentants de TotalEnergies, des salariés, des collectivités territoriales et des associations de riverains et l’agence régionale de santé (ARS).
Le sous-préfet et l’Agence régionale de santé (ARS) pourront difficilement éviter cette question : vingt mois après les faits et en l’absence d’étude sanitaire, comment identifier et suivre médicalement les personnes exposées ?
Mais pour TotalEnergies, cette question est hors sujet. Dans le document de synthèse que la multinationale s’apprête à présenter devant la CSS, elle affirme : « Aucun signalement n’a été transmis à l’ARS concernant un effet sur la santé des riverains des quartiers les plus proches. S’il y avait eu des effets sur la santé, ceux-ci auraient été une potentielle diminution de faible intensité de la prolifération lymphocytaire, qui serait potentiellement réversible sur la durée. »
Malgré des relations tendues avec les pouvoirs publics, les associations de riverains marquent des points et créent des ponts avec des chercheurs et des organisations syndicales. Ils sont devenus une source d’information indispensable aux yeux des journalistes de la presse quotidienne régionale.
Leur combat fait écho à celui qui mobilise depuis 14 ans, à Fos-sur-Mer (13) des habitants, des salariés, des représentants syndicaux et des chercheurs au sein d’un institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions (IECP). Ce dernier mène des études participatives afin de mieux caractériser les liens entre les fumées émises par le complexe pétrochimique et la santé de la population. Alors que les particules PM10 – les plus grosses – étaient les seules à être mesurées, l’IECP a mis en place un dispositif de suivi des particules ultrafines, les plus dangereuses pour la santé. Celles, précisément, que la préfecture de Loire-Atlantique a exclues de son étude de zone.
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