Comment la filière porcine s’est industrialisée en Bretagne

17 juillet 2024
Inès Leraud, Kristen Falc'hon
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Avec 56 % du cheptel national, la Bretagne est de loin le plus grand fournisseur de porcs en France. 7,27 millions de cochons y ont été produits en 2021 dans les 3.950 exploitations que compte la région. De l’amont (aliment, matériel, bâtiment, vétérinaire…) à l’aval (abattoirs et transformation) ce sont 14.000 emplois qui dépendent de cette filière en Bretagne. Kristen Falc’hon, co-auteur de cette enquête, est lui-même fils d’un ex-éleveur de porcs intensifs. Retour sur l’histoire de la modernisation des élevages de porcs durant la seconde moitié du XXe siècle.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, quelques grands élevages porcins existent à proximité des ports, fromageries et beurreries, les sous-produits de ces petites industries servant à l’engraissement des animaux.

Mais la plupart des 200 000 exploitations agricoles bretonnes sont des fermes en polyculture élevage qui engraissent de un à dix porcs par an.

La vente de porcs est une des principales sources de revenus d’une ferme. La tentation d’en élever davantage est limitée par la récolte annuelle : les cochons sont nourris avec les surplus de céréales ou de pommes de terre de la ferme. Jusqu’au milieu du XXe siècle, la « glandée », une activité principalement féminine durant laquelle on emmène les porcs se nourrir de glands en forêt, est également pratiquée dans certaines zones bretonnes.

Les recherches sur l’alimentation (effectuées notamment par l’Institut national de la recherche agronomique – INRA – créé en 1946) et le développement des marchands d’aliments, qui mettent à disposition les premiers aliments dit « composés » ou « complets » (incluant des farines animales et des tourteaux d’oléagineux) permettent dès les années 1950 aux agriculteurs de s’affranchir de la limite que constituait leur récolte annuelle.

Les écuries, vides après l’arrivée des tracteurs américains dans le cadre du Plan Marshall, et les étables, sont peu à peu réaménagées en porcheries.

La loi sur l’élevage de 1966 et le plan de rationalisation porcine de 1970 marquent le début de financements importants alloués à la recherche génétique pour l’ « amélioration » des porcs (mise au point de races plus productives et plus à même de vivre en système intensif) et à la conception de bâtiments adaptés à l’élevage industriels. Les porcs, connus pour leur fragilité respiratoire, ont cependant toujours accès à l’extérieur via des « courettes ».


En Grande-Bretagne, la voix de Ruth Harrisson s’élève dès 1964 contre le sort réservé aux cochons d’élevage, dans son livre « Animal Machine », traduit dans sept langues et provoquant la rédaction de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages.
A partir des années 1980 malgré tout, la ventilation dynamique adaptée à l’élevage porcin révolutionne le secteur et autorise une production totalement coupée de l’extérieur : les porcs sont pour la première fois de l’histoire enfermés 24H/24 .

Pourtant, dès les années 1970 la France connaît des crises de surproduction entraînant un effondrement des prix du porc.

Dans les Côtes d’Armor, la FDSEA, contrairement à la FNSEA, est vent debout contre l’agrandissement des exploitations. Au congrès d’avril 1975, elle se prononce « contre tout cumul de terres ainsi que contre l’extension des ateliers de production préjudiciables à l’ensemble des petits producteurs. Le processus de concentration amorcé ces dernières années ne peut déboucher que sur un transfert de la production au profit des firmes. »
Dans le Finistère, Guy Le Fur, éleveur non loin de Landunvez, élu à la tête de la Fédération nationale porcine (FNP) en 1976 puis de la FDSEA du Finistère, milite également pour une régulation des marchés par un office public d’intervention ; un plafonnement les capacités de production des exploitations ; un contrôle de la dimension des ateliers de production.


Ses projets suscitent de vives oppositions de la part du courant ultralibéral de l’élevage, représenté notamment par Alexis Gourvennec (1936-2007). Celui-ci, à la tête de très gros ateliers porcins dans le Finistère et au Venezuela, est PDG de la compagnie maritime Britanny Ferries et président de la caisse régionale du Crédit agricole à partir de 1979. Fervent militant des actions violentes, il déclare au Télégramme, en 1976 : « Nous devons abandonner à leur sort les ‘‘minables’’ qui ne nous intéressent pas. C’est à ce prix seulement que nous gagnerons la bataille de la production. Je ne dis pas que cela va sans poser des cas sociaux difficiles et dignes d’intérêt. Mais il appartient à l’État de leur venir en aide, et non à la profession qui ne peut se permettre de traîner des boulets dans la bataille internationale en cours. »

Ces conflits ne seront pas sans conséquence sur le quotidien de la famille Le Fur, qui relate « des coups de téléphone anonymes la nuit, des bottes de paille avec une boîte d’allumette déposées devant la maison, des pneus dégonflés… ». Cette omerta motive Guy Le fur, avec d’autres, à créer un syndicat dissident : La Confédération paysanne. Il participe aussi à la création de « Solidarité Paysan » pour venir en aide aux agriculteurs en difficulté.

Aujourd’hui encore, c’est la figure d’Alexis Gourvennec qui est valorisée par les acteurs de l’agroalimentaire. En juillet 2022, haute de 4 mètres et pesant 11 tonnes, sa statue, financée par Le Crédit agricole, la SICA de Saint-Pol-de-Léon et la Brittany Ferries, a été installée dans la Vallée des Saints, en Bretagne.

Boîte noire

Cet article a été rédigé à partir d’un entretien avec Clémence Gadenne-Rosfelder, doctorante à l’EHESS sur l’histoire de la modernisation des élevages porcins en Bretagne durant la seconde moitié du XXe siècle ; ainsi que des entretiens avec Jean-Yves Falc’hon, Nicole et Guy Le Fur.

Les photos de cet article illustrent l’activité de Jean-Yves Falc’hon, « pionnier » de l’élevage industriel dans les années 1980, installé à Plourin, dans le Finistère. Il est aussi le père d’un des auteurs de cette enquête.

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