Premier volet d’une enquête réalisée sur la base de la documentation existante, d’entretiens réalisés par Splann ! et des travaux publiés par des journalistes locaux, à leurs risques et périls.
« Enquêter sur les parcs éoliens dans la région de l’Isthme de Tehuantepec est un exercice dangereux car il y a des groupes de pouvoir, et selon les autorités, la présence du crime organisé. Récemment, avec l’assassinat du journaliste oaxaquénien Heber López Vásquez [survenu le 10 février 2022, NDLR], nous avons reconsidéré la question. Il sera encore plus difficile d’exercer notre métier. Nous avons peur de ce que nous écrivons, peur des sujets que nous traitons. Moi aussi, j’ai reçu des menaces. »
Militarisation de la zone
Le Congrès national indigène (CNI) dénonce, dès 2011, une criminalisation et une répression sanglante des opposants aux projets de multinationales à Oaxaca. D’après l’organisation, des entreprises se paieraient le service d’hommes de mains.
« L’action des groupes armés et des pistoleros au service des entreprises transnationales, complices du gouvernement de l’État, a coûté la vie à d’innombrables activistes et défenseurs des droits humains, pour la plupart indigènes. »
Assassinats et agressions contre les défenseurs des droits humains
Selon des données du Centre mexicain du droit de l’environnement, une ONG locale, entre 2012 à 2018, Oaxaca est l’État qui a enregistré le plus grand nombre d’attaques contre les défenseurs des droits humains (79 à travers le pays), notamment dans la région de Juchitán où d’importants parcs éoliens ont vu le jour. Le rapport de l’organisation des droits humains Comité Cerezo va même plus loin en affirmant qu’il s’agit de l’État où il y a le plus d’assassinats d’activistes.
Selon Verónica Vidal Degiorgis, directrice adjointe de l’ONG Projet de droits économiques sociaux et culturels (ProDESC), il existe une corrélation directe entre le développement de projets d’énergie éolienne dans l’isthme de Tehuantepec et les attaques contre les défenseurs du territoire et des droits humains.
Splann !, se référant à la presse mexicaine, a recensé au moins trois cas d’assassinats d’activistes locaux en lutte soit contre des projets éoliens soit pour de meilleurs tarifs de l’électricité, entre 2013 et 2018.
« D’un coup, un individu encapuchonné est arrivé dans un moto-taxi, et, lâchement et sans scrupule, a tiré à plusieurs reprises sur notre compagnon, le tuant et blessant une petite fille de 8 ans, qui marchait dans la rue. »
Dernier exemple en date, rapporté par l’ONG ProDESC : le 10 février 2022, Edgar Martín Regalado, membre du Collectif de défense des droits humains et des biens communaux de Unión Hidalgo, a été victime d’une attaque par arme à feu, quelques heures seulement après avoir donné une conférence de presse dans laquelle il déclarait son opposition au projet éolien d’EDF dans l’isthme de Tehuantepec.
Violation des droits des peuples zapotèques et huaves
Le consentement libre, préalable et informé est un droit fondamental garanti par la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Depuis l’arrivée de multinationales dans la région de l’isthme de Tehuantepec, il y a une vingtaine d’années, des paysans et plusieurs organisations de défense des territoires se sont manifestés pour dénoncer le fait que, dans de nombreux cas, les entreprises n’auraient pas respecté cette convention. Aucune consultation publique préalable à l’implantation de parcs éoliens n’aurait été faite auprès des communautés zapotèques (Binizaa) et huaves (Ikoot), par exemple, rapporte le journal La Jornada, le 27 septembre 2021.
Des tarifs d’électricité élevés pour les habitants malgré les éoliennes
Les tarifs de l’électricité sont élevés, et parfois il n’y a même pas d’accès à l’électricité pour certaines communautés de cette région, déplore dès 2011 l’Assemblée de peuples indigènes de l’isthme de Tehuantepec en défense de la terre et du territoire (APIIDTT), alors que des méga-projets éoliens s’y installent. Les mêmes états de faits sont toujours constatés plusieurs années après, comme le rapporte en 2018 un article de la chercheuse en sciences sociales Yolanda Mexicalxóchitl García Beltrán.
« La Commission fédérale de l’électricité (CFE) a multiplié par cinq le prix de la facture. Cela représente un abus, qui affecte dramatiquement l’économie de nos familles et nous met dans un dilemme nous obligeant à choisir entre payer l’électricité ou manger. »
Et Iberdrola dans tout ça ?
La parole des locaux difficile à obtenir
La documentation et les entretiens menés par Splann ! avec des membres d’ONG et de collectifs de défense des droits humains permettent d’avoir un aperçu du contexte général dans lequel s’insèrent les projets éoliens proches de l’isthme de Tehuantepec. Mais, malgré les éléments rapportés par ses sources, les accusations et les liens établis ne permettent pas d’affirmer une responsabilité d’Iberdrola dans ces faits de violences.
Cependant, Splann ! a recensé des témoignages précis qui concernent bien des parcs éoliens d’Iberdrola, recueillis par la presse ou cités dans la littérature universitaire. Ces témoignages datent pour la plupart d’il y a une dizaine d’années. Afin de les réactualiser, Splann ! a retrouvé la trace de plusieurs de ces témoins locaux… Aucun n’a souhaité nous parler. Ce silence s’expliquerait par la peur de représailles, à en croire les témoignages du Centre des droits humains Tepeyac, de la militante zapotèque Bettina Cruz, ainsi que d’un journaliste local (qui a souhaité lui-même être anonymisé, craignant pour sa vie).
L’exemple du parc éolien d’Iberdrola à la Ventosa
Description de l’infrastructure
- Parc éolien, Juchitán de Zaragoza, dans l’isthme de Tehuantepec (État de Oaxaca) au Mexique.
- Nombre d’éoliennes : 105, de 44 à 78 m de hauteur. Capacité : 102 MW. Premier parc éolien privé du Mexique. En opération depuis 2008.
- Implication d’Iberdrola : développeur et propriétaire. Iberdrola loue les terres aux paysans.
Des paysans s’estiment lésés par l’entreprise
L’entreprise Iberdrola aurait fait signer des contrats en espagnol à des paysans qui ne le parlent même pas, selon une thèse de Flores Cruz Roza (2015).
« Ils ne m’ont pas dit combien ils allaient me payer, ils m’ont juste dit de signer et comme je ne sais ni lire ni écrire, j’ai signé. »
En 2018, une enquête du consortium de journalistes Connectas explique que les montants des loyers payés par Iberdrola pour l’utilisation des terres ont été jugés dérisoires par des communautés. Un rapport du sociologue Luiz Miguel Uharte Pozas (Observatoire des multinationales en Amérique latine) dénonce également des retards de paiement, et révèle que des contrats de location n’auraient été obtenus que deux ans après avoir été signés. Cela aurait poussé de nombreux paysans de La Ventosa à exiger la révision ou la nullité de leurs contrats.
« Les membres des communautés de Juchitán de Zaragoza, Unión Hidalgo et Xadani ont intenté plus de 120 actions en justice pour la nullité des contrats signés avec les sociétés transnationales d’énergie éoliennes. Le juge chargé de l’affaire n’a pas accordé l’attention voulue à ces poursuites et a divulgué des informations aux entreprises afin qu’elles puissent rendre visite aux membres de la communauté plaignante dans leurs maisons pour les menacer et leur proposer des pots-de-vin afin qu’elles retirent ces plaintes. »
Des paysans accusent Iberdrola de les menacer
Luiz Miguel Uharte Pozas a recueilli en 2012 des témoignages de paysans.
Ces paysans qui louaient leurs terres à Iberdrola pour l’implantation du parc La Ventosa lui ont alors raconté des menaces et pressions que l’entreprise leur aurait fait subir parce qu’ils réclamaient un meilleur loyer.
« Ils m’ont menacé de mort, […] ils ont dit que je devais me taire […], ils m’ont dit, »reste à l’écart parce que sinon on va s’en prendre à ta famille ». »
Pantouflage dans les hautes sphères et accusations de corruptions
Pendant des années, Iberdrola a entretenu des relations très étroites avec le gouvernement mexicain. Felipe Calderón Hinojosa, alors président du Mexique (2006-2012), a inauguré en grande pompe le premier parc éolien privé d’Iberdrola, La Ventosa. Entre 2016 et 2018, il était conseiller d’Avangrid… filiale américaine d’Iberdrola. En plus de Calderón, sa ministre de l’Énergie, Georgina Kessel, a rejoint le conseil des actionnaires d’Iberdrola en 2013. Et jusqu’en 2015, la filiale mexicaine de la multinationale avait pour président et conseiller Herminio Blanco Mendoza, négociateur de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), et également ancien ministre du Commerce et du développement industriel dans le gouvernement d’Ernesto Zedillo (1994-2000).
En 2012, dans un communiqué, l’APIIDTT accusait Álvaro Velázquez Maldonado d’avoir aidé l’entreprise espagnole Preneal à convaincre les paysans de signer des contrats sans respecter la convention 169 de l’OIT. Il a par la suite été embauché par Iberdrola. Toujours selon l’étude de Uharte, à La Ventosa et à Santo Domingo – où se trouvent deux des parcs éoliens d’Iberdrola –, l’entreprise est accusée par des paysans d’avoir soudoyé à la fois le pouvoir politique municipal et certains des leaders paysans locaux, ce qui aurait généré un fort conflit au début de l’année 2011.
En février 2022, le Conseil national des contentieux stratégiques a annoncé la suspension provisoire d’un accord présidentiel qui déclarait les mégaprojets, notamment éoliens, comme étant d’intérêt public et de sécurité nationale pour le Mexique. Une victoire pour le Congrès national indigène.
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