À Brest, l’avenir suspendu de seniors « rachetés » avec leur résidence services
Pierre-Yves Bulteau - 7 juillet 2025
« Splann ! » dresse un bilan inédit et détaillé de l’artificialisation des sols sur les côtes bretonnes. Notre enquête révèle comment les bétonneuses passent parfois…
Planté sur les hauteurs du quartier des Capucins, l’immeuble flambant neuf repose sur une impressionnante dalle, rehaussée de piliers gris nuit. En contre-bas, Jeanne Botton, 85 ans et une canne pour l’aider à marcher, peine à dissimuler son angoisse.
Une attitude qui contraste avec l’énergie de cette « femme engagée contre les injustices de la vie », telle que décrite par son amie Annie Touchemoulin, elle aussi, octogénaire.
« Il faut nous comprendre aussi, apostrophent les deux retraitées. Si l’on a décidé de s’installer, ici, c’est qu’on se sentait véritablement accompagnées. » Comme lors de la réception de courriers de la CPAM, les invitant à se faire vacciner contre la grippe et le Covid.
« Avant, il nous suffisait d’aller voir le coordinateur de santé et il prenait en charge toutes les démarches administratives. Aujourd’hui, reprennent Jeanne et Annie, nous sommes seules, face à nous-mêmes. »
Pour comprendre ce « sentiment de gâchis », il faut revenir en 2013. Année qui voit la société de services financiers Heurus débarquer dans le secteur très lucratif des résidences service seniors.
Comme l’indique son site internet, cette filiale du promoteur immobilier Réalités met en avant « (sa) spécificité : le service autonomie à domicile. Réponse adaptée et personnalisée à la prise en charge de personnes âgées nécessitant un accompagnement, une coordination de santé ou ayant besoin d’un service d’aide au quotidien ».
« Vivre à la bonheur », plus qu’une devise, un mantra, frappé de plein fouet par les crises immobilières successives de 2023 et 2024. Des crises qui voit le groupe Réalités contraint d’engager un plan de cession de plusieurs de ses filiales. Avant d’enclencher, le 25 septembre 2024, une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce de Nantes.
Le 8 janvier 2025, c’est au tour d’Heurus de se voir placée en redressement judiciaire. « Le problème n’est pas lié à l’exploitation des résidences mais à leur développement », justifiait ainsi Catherine Labardant, sa présidente, dans Ouest-France.
En plus de la cession des bâtiments en construction, la société scelle un accord avec le groupe Aquarelia, qui reprend trois de ses résidences bretonnes, dont celle de Brest.
Six mois après cette restructuration, « notre activité est stabilisée », communique encore la présidente d’Heurus. Au point de s’être vu accorder une nouvelle période d’observation, le 18 juin dernier, par le tribunal de commerce de Nantes.
Ce que ne dit pas cette restructuration, c’est le sort réservé aux principaux intéressés.
Comme Jeanne et son mari, ils sont 35 seniors à occuper un appartement dans cet ensemble de 96 logements. « Au départ, j’étais rassurée », dit celle qui s’est installée, à l’été 2022, dans son T3, à Avel. D’autant plus que la direction de l’époque lui certifie que l’établissement est équipé pour accompagner les personnes « jusqu’au bout de la vie, en toute sécurité ».
Et voilà comment l’ancienne prof de maths décide de « sortir (son) époux d’un Ehpad où cela ne se passait pas bien », pour l’installer, en 2023, dans un studio.
« Dès la signature de nos contrats, on s’y est tout de suite sentis bien », retrace l’octogénaire. Il faut dire que le recrutement d’un coordinateur de santé et de quatre auxiliaires de vie n’y est pas pour rien.
« À notre arrivée, il y avait même cette euphorie de tester quelque chose de nouveau, racontent certains de ces anciens du secteur médico-social, rencontrés par Splann !. Même si on s’est posé la question de bosser dans le privé, on restait convaincu que cela avait du sens. »
Atteint de troubles cognitifs sévères, le mari de Jeanne ne peut plus se déplacer seul. C’est alors que le personnel décide de mettre en place un suivi sur mesure.
« Du fait de sa pathologie, ce monsieur était aussi désorienté dans le temps, revivent ces anciens d’Avel. L’idée était donc d’aller le chercher aux heures de repas pour le cadrer. »
Une prise en charge qui permet à son épouse de « profiter de l’ambiance du quartier des Capucins, de se libérer l’esprit. Plus qu’un équilibre de vie, glisse-t-elle, cela m’a permis de me sentir citoyenne ».
Fragile, cet équilibre a commencé à vaciller avec les ennuis financiers d’Heurus.
Comme lorsque le « pack services », souscrit par Jeanne avec sa « formule bonheur » – comprenant, pour 2.000 €, le loyer, la coordination, les repas et l’animation -, « a changé en 2024, sans que l’on en soit avertit », maugréée la retraitée.
Ce à quoi, les anciens salariés tiennent à préciser : « En fait, ces changements étaient bien affichés dans la résidence, mais écrits trop petits, pour la plupart des résidents. »
Un manque de communication qui va prendre une autre tournure, quand Jeanne et sa famille vont faire une « demande de remise », à propos de séances d’animation « facturées mais jamais effectuées ».
Au total, six mails échangés, avec différents interlocuteurs de la résidence Avel et de la société Heurus. Dont, « pour l’heure », le refrain reste le même : « Je suis dans l’attente d’une réponse concernant ce sujet. »
Sollicitée par Splann !, l’agence de communication qui représente Heurus ne répondra pas sur ce cas précis.
Au-delà de ce silence, ce qui va décider ces résidentes et leurs familles à témoigner à visage découvert, c’est la fermeture du fameux service autonomie à domicile (SAD), suite à la reprise de la résidence Avel par Aquarelia, le 1er avril 2025. Ainsi que le licenciement, pour raison économique, du coordinateur de santé et d’au moins trois autres salariés, quasi dans la foulée.
Interrogé sur cette fermeture « brutale » qui, d’après nos informations, concernait encore une dizaine de résidents jusqu’en mars 2025, Aquarelia répond que « l’intégration de prestations services à domicile soulève de nombreux sujets comme l’obtention d’agréments, non transférables dans le cadre du rachat de fonds de commerce ».
Avant d’ajouter : « Comme à la maison, les résidents souhaitant bénéficier de soins médicaux ont la possibilité de choisir leurs prestataires et spécialistes […] dûment habilités à prodiguer les soins. » Exactement, ce qu’a fait Jeanne, mise devant le fait accompli.
« Depuis deux mois, souffle-t-elle, chaque matin, je dois m’assurer que mon mari prenne bien son petit-déjeuner, en chambre et que, le soir, quelqu’un vienne le chercher, pour le descendre en salle à manger. Un stress tel, que pour m’aider, j’ai dû faire appel aux services d’un infirmier à domicile et d’une AVS. »
Selon les calculs de cette ancienne prof de maths, « même si nous bénéficions d’une déduction sur impôts et d’un complément, grâce à l’allocation personnalisée autonomie de mon mari, le coût de ce service d’aide à domicile est de 600 € par mois, pour une demi-heure d’intervention par jour ».
Des frais supplémentaires qui, pour l’heure, s’ajoutent à la « formule bonheur », déjà souscrite par le mari de la retraitée. Soit 2.700 €, « loyer, repas et SAD compris ».
Alors que le groupe prétend avoir « reçu tous les résidents et/ou familles qui ont sollicité un rendez-vous avec la direction de l’établissement pour aborder notamment ces sujets », du côté d’Annie Touchemoulin, on répond que « cela fait deux mois et autant de relances que je demande juste une chose, de savoir si mon contrat et les services attenants seront maintenus ou non, et à quelles conditions ».
Une demande individuelle, à laquelle Aquarelia dit avoir répondu collectivement, lors d’une réunion, organisée le 15 avril dernier, au sein de l’établissement. Dans son compte-rendu, on lit que « les résidents souhaitant conserver leur offre actuelle pourront continuer sans changement de condition », et ceci malgré la fermeture du SAD.
Pour les autres, « ils pourront adhérer à l’offre « Aquarelia », à partir du 1er septembre 2025 ». Une offre qui propose « le loyer avec charges ; un « pack gourmet », avec le déjeuner et le dîner ; des services et animations ainsi qu’une sécurité sur site, 24h/24 ».
En revanche, « le modèle « Aquarelia » ne prévoit pas de service d’aide à domicile mais propose, en option (avec 50 % de crédit d’impôt) des services à la personne ».
Dans une dernière salve de mails, envoyés comme une bouteille à la mer les 18 et 19 juin à la nouvelle direction d’Avel, Annie en vient à « espérer que vous reviendrez avec des réponses à ces questions essentielles. C’est indispensable pour décider de notre avenir à la résidence ».
Et, alors que l’ancienne employée des postes décide de prospecter « d’autres établissements », un message tombe dans sa boîte mail, le 26 juin. En réponse à ses nombreuses relances, la directrice lui confirme « la possibilité de rester [à Avel] jusqu’au bout de la vie » et l’informe que « des avenants au contrat vont être proposés, ainsi qu’une remise commerciale rétroactive qui vous sera communiquée cet été. »
Dans ce courriel, on apprend « qu’il est prévu une équipe de deux coordinateurs qui s’occuperont de l’accueil et de l’animation de la résidence ».
De la réouverture du service autonomie à domicile, il n’en est toujours pas question.
Interrogés sur ce retour et ces promesses, les anciens salariés, rencontrés, répondent : « Ils n’avaient pas vraiment d’autre choix que de faire ce geste commercial. On sait tous que le secteur des résidences services seniors est un énorme business et qu’ils n’ont aucun intérêt à voir les gens partir. Et si, personnellement, nous n’avons rien contre les personnes qui entreprennent, là, franchement, la transition entre les deux groupes laisse à désirer. »
Suite à ce courriel qui « ne (la) rassure pas complètement », Annie espère simplement une normalisation de la situation. « Même si mon mari est en moins mauvais état que celui de Jeanne, je n’ai aucune envie de déménager. »
Et pour cause. Malgré une « pression concurrentielle assez élevée » sur la métropole, les quelque 850 logements privés non médicalisés pour seniors déjà sortis de terre, ou en passe de l’être à la fin 2025, n’absorberont jamais le vieillissement de toute une population.
À en croire les projections démographiques des personnes dépendantes, établies par l’Agence de l’urbanisme Brest Bretagne, à l’horizon 2050, « le nombre de seniors finistériens en situation de perte d’autonomie devrait atteindre les 55.000, dont 13.000 en situation de dépendance sévère ».
« La maison vieillit et on regarde ailleurs », paraphrase Mathilde Maillard, en guise d’analyse. Élue à la Ville de Brest, en charge de la politique du « bien-vieillir », celle qui est aussi médecin généraliste dit avoir été « mise au courant de ce qui se passe à Avel, sans autre forme de commentaire », précise-t-elle.
Quand on lui retrace le parcours d’incertitudes, vécu ces derniers mois par les époux Botton et Touchemoulin, l’élue communiste déclare « se tenir à leurs côtés pour les accompagner via les services du Clic de Brest ».
Une option déjà étudiée par l’entourage de Jeanne qui a contacté ce lieu d’information pour les seniors et leurs familles, dès le 23 avril, avant d’obtenir une réponse, le 20 juin.
« C’est vrai que deux mois d’attente pour une simple prise de contact, ce n’est pas rien, reconnaît Mathilde Maillard, qui pense à tous ces aidants qui s’épuisent à soutenir leurs proches et parents. »
« Cette question de la dépendance, dit-elle encore, c’est aussi la question de l’entrée en Ehpad. Des lieux à qui l’on demande d’être rentables, alors même que la plupart des co-financeurs se retirent du secteur. »
Résultat, alors que la mairie de Brest envisageait la réhabilitation de l’Ehpad Louise-Le-Roux, ce projet d’une résidence autonomie intergénérationnelle municipale vient d’être retoqué par l’ARS et le Département, selon l’élue brestoise.
La faute à « des trajectoires nationales et financières peu claires qui nous empêchent d’avancer », constate l’élue qui fait, ici, allusion à la loi bien-vieillir, grand âge et autonomie, promulguée le 8 avril 2024.
« Dans une société où l’on cherche à vider les hôpitaux, où trouver un service médical en ville relève quasi de l’impossible, résument, en écho, d’anciens salariés d’Avel. Dans une société où la rentabilité prime sur la solidarité, on a parfois l’impression d’assister à l’avènement d’un projet validiste, où seuls les seniors, en bonne santé et avec de l’argent, auraient leur place. »
Un horizon aussi orageux que le ciel de cette fin juin qui obscurcit le quartier des Capucins.
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