Cette série d’enquêtes sur le lobby agro-alimentaire a été menée, à l’échelle européenne, à partir de données publiques, conjointement par Splann !, Lighthouse Reports, The Europeans, Front Story.pl, Taz et L’Espresso.
Les points à retenir
- Le Breton Thierry Coué a cumulé jusqu’à 18 mandats ; pas moins de dix pour André Sergent, président de la chambre régionale d’agriculture de Bretagne. Vingt-deux mandats pour Arnaud Rousseau, le n°1 de la FNSEA ; neuf pour son n°2, Jérôme Despey. Naviguez dans les infographies interactives pour observer le détail de ces fonctions.
- Des députés, mais aussi la Cour des comptes, réclament davantage de pluralisme syndical, en modifiant le mode de scrutin des élections professionnelles.
- Un décret en préparation au ministère de l’Agriculture risque d’assécher le financement des concurrents de la FNSEA.
Homme fort de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) en Bretagne, Thierry Coué, 57 ans, est passé à l’échelon supérieur en entrant au bureau national de la première organisation de la profession, en 2023.
« Il est redoutable, capable de t’assassiner en pleine réunion », se souvient son adversaire Jean-Marc Thomas, du comité régional de la Confédération paysanne, syndicat agricole opposé. Thierry Coué, à la tête d’un élevage intensif de porcs dans le Morbihan, est un ardent défenseur de la ligne productiviste de son syndicat. Au point d’avoir la réputation d’être un « tueur » dans toutes les instances où il a siégé, témoignent plusieurs sources concordantes.
Nous avons réalisé une cartographie inédite de tous les mandats de Thierry Coué : nous en avons dénombré jusqu’à 18. Il est ainsi présent dans des institutions nationales connues du grand public, comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), qui autorise ou interdit les pesticides, ou d’autres plus confidentielles comme le comité régional de concertation sur la directive nitrate.
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Le point commun de toutes ces instances : leur pouvoir d’influence dans l’encadrement des secteurs agricole, environnemental et sanitaire. L’omniprésence est au service d’une ligne de conduite : tout faire pour limiter les entraves au modèle agricole productiviste, même si l’environnement ou la santé de la population pourraient en pâtir.
Thierry Coué estime lui défendre « toutes les agricultures pour tous les agriculteurs ». Il poursuit : « moi, je suis élu démocratiquement, le jour où je ne suis plus élu, je ne suis plus dans ces instances-là ».
Un système bien rôdé
Arnaud Clugery, porte-parole de l’association Eau et rivières de Bretagne, affronte régulièrement Thierry Coué au sein du comité régional nitrate, qui est consulté sur la réglementation pour limiter la pollution des eaux par les nitrates d’origine agricole et endiguer le phénomène des algues vertes. Il est témoin du lobbying constant du représentant de la FNSEA. « Thierry Coué alimente en permanence la machine du doute, il fait sans cesse dans la surenchère en prétendant qu’un renforcement des réglementations tuerait l’agriculture bretonne ».
Dans l’un des comptes rendus de réunion que Splann ! s’est procuré, malgré un consensus scientifique, Thierry Coué nie que les épandages agricoles soient la seule cause des algues vertes en déplorant « qu’il ne soit jamais question de la responsabilité des stations d’épuration [des villes] » et s’insurge contre « une réglementation de plus en plus pesante » qui menace « un monde agricole […] qui n’a plus la confiance de l’État ou des juges ». Contacté, Thierry Coué répond : « Je n’exonère jamais l’agriculture. Par contre, je relativise tout le temps l’agriculture et la responsabilité collective de l’ensemble des effluents en nitrate qui peuvent exister ».
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Pour défendre sa vision de l’agriculture exportatrice et favorable à l’utilisation des pesticides, la FNSEA investit dans la presse et dans l’organisation de grands salons et autres événements agricoles. Thierry Coué a, par exemple, présidé jusqu’à sa vente en 2022 le magazine agricole Terra, distribué gratuitement aux agriculteurs par l’intermédiaire des chambres d’agriculture bretonnes.
Le n° 1 du syndicat, Arnaud Rousseau, préside le conseil d’administration de Sofiprotéol, filiale du géant de l’agroalimentaire Avril. Cette entreprise siège au comité de surveillance du groupe de presse Réussir, éditrice de plus de 50 titres agricoles partout en France comme Réussir Porc, Réussir Lait, l’agence de presse Agra ou encore L’Oise agricole ou Le Paysan tarnais.
Jérôme Despey, le n°2, vient de son côté d’être élu président du Ceneca, la société propriétaire du Salon de l’agriculture, rendez-vous incontournable du mois de février pour tous les présidents de la République. La FNSEA a un pied dans une bonne partie de la presse agricole et des rendez-vous professionnels et grand public du secteur. Contactée à ce propos, la FNSEA n’a pas donné suite à nos sollicitations.
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Une domination visible jusqu’au sommet de l’État. « La FNSEA entre sans frapper au ministère de l’Agriculture, là où nous mettons des mois à obtenir un rendez-vous », ironise Frédéric Jacquemart, de la fédération d’associations France Nature environnement.
Lors du congrès annuel de la FNSEA, en mars dernier, Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture, a d’ailleurs déclaré : « Je suis celui qui fait avec vous ». Une preuve supplémentaire de la cogestion, si souvent dénoncée, de la politique agricole française entre le ministère et le syndicat majoritaire ?
Un manque de pluralisme syndical
La cartographie de ces quatre figures clefs de la FNSEA détaille l’accumulation de mandats et montre l’omniprésence du syndicat majoritaire, au point que ses concurrents ont bien du mal à faire entendre d’autres visions de l’agriculture française.
Si la FNSEA est l’interlocuteur incontournable, c’est qu’elle tire sa légitimité des élections professionnelles qui se déroulent tous les six ans. Ce scrutin désigne à la fois le syndicat majoritaire et celui qui va diriger les chambres d’agriculture, bras armé de la politique agricole française.
« L’emprise de la FNSEA sur le monde agricole s’est construite sur un déni de démocratie », critique Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. « Sur les dix collèges qui composent la chambre d’agriculture, celui des chefs d’exploitation est le seul à bénéficier d’un mode de scrutin offrant une prime à la majorité. »
Ainsi, le syndicat arrivé en tête obtient d’office la moitié des sièges. « C’est pour cette raison qu’en Ariège, même si la Conf’ a obtenu 38 % des voix en arrivant 2ᵉ, nous ne comptons que trois élus sur dix-huit », s’agace Laurence Marandola. Pour la FNSEA, c’est coup double. Non seulement, elle est désignée comme le syndicat majoritaire, mais elle décroche aussi la majorité des sièges aux chambres. Une double légitimité qui lui donne accès aux différentes instances publiques et privées où siègent Arnaud Rousseau, Jérôme Despey ou encore Thierry Coué.
Cette iniquité, la Cour des comptes la pointait déjà en 2021 dans un rapport. Pour favoriser « la pluralité syndicale », elle prônait « une modification du mode de scrutin ». Dans une tribune publiée en début d’année, des députés de l’opposition de gauche vont également dans ce sens : « Nous sommes convaincus que le verrouillage des instances agricoles au profit des représentants du système dominant n’ira pas dans le sens du dialogue et du compromis, mais, au contraire, ne fera qu’accroître les tensions au sein du monde agricole, et entre celui-ci et les citoyens ».
Lors des dernières élections en 2019, l’abstention des agriculteurs a atteint le niveau historique de 54 %. La liste FNSEA-JA, qui réunit la FNSEA et sa branche jeunes, les Jeunes agriculteurs, a obtenu 55 % des suffrages exprimés. Mais si l’on prend en compte les abstentionnistes, ce score est divisé par deux. Rapportée à l’ensemble des agriculteurs, soit 500.000 sur le territoire, la liste FNSEA-JA ne représente en réalité qu’un quart de la profession. Pourtant, les règles de vote, à son avantage, lui permettent de rafler la direction de 97 chambres d’agriculture sur les 102 que comptait la France.
Rapportée à l’ensemble des agriculteurs, la liste FNSEA-JA ne représente qu’un quart des agriculteurs.
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La question de sa véritable représentativité est donc posée. D’autant plus que les mandats exercés par les élus de la FNSEA le sont parfois au titre du syndicat majoritaire et parfois au titre des chambres d’agriculture qui ont pour mission de défendre les intérêts de l’ensemble de la profession, toutes tendances syndicales confondues.
La FNSEA, un syndicat intouchable ?
André Sergent, éleveur intensif de porcs, préside la chambre régionale d’agriculture de Bretagne depuis 2019, après avoir été à la tête de celle de son département, le Finistère. Il siège par ailleurs dans pas moins de dix organisations, dont l’Institut de la filière porcine et le comité régional porcin. Deux lobbys de la production industrielle porcine ayant pour partenaire revendiqué les Z’homnivores, « association-vitrine des industriels de la viande » dont les journalistes d’investigation et membres de Splann!, Nicolas Legendre et Inès Léraud ont été la cible dans une note interne révélée en juillet 2023.
André Sergent a reçu le 30 septembre 2022 une des plus hautes distinctions de la République française : chevalier de la légion d’honneur. C’est Jean-Yves Le Drian, parrain de la politique bretonne, ancien président de la région Bretagne, ancien ministre de la Défense puis des Affaires étrangères, qui lui épingle l’insigne ce jour-là.
Pourtant, en novembre 2019, le même André Sergent était condamné par la Cour de discipline budgétaire et financière. Cette juridiction financière est composée de conseillers de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Elle l’a sanctionné pour sa gestion illégale des comptes de la chambre d’agriculture du Finistère. La Cour pointait « le versement de subventions à des organisations syndicales en dehors de toute convention » et « l’achat de billets pour des matchs de football constituant un avantage injustifié octroyé à des membres du bureau, entraînant un préjudice financier pour la chambre départementale d’agriculture ».
Un an auparavant, sa société de méthanisation Cap Metha avait été mise en cause pour une grave pollution du ruisseau du vallon de Keriolet à Beuzec-Cap-Sizun (29). Une fuite sur le méthaniseur avait décimé toute la faune aquatique sur plus d’un kilomètre, reconnaît André Sergent que nous avons contacté. Il nous confirme que son fils, Quentin, gérant de la société, avait été condamné à des amendes et des dommages et intérêts à verser aux associations constituées en partie civile.
Toujours en 2018, les inspecteurs des installations classées relevaient quatorze écarts majeurs à la réglementation dont des problèmes de sécurisation de l’unité de méthanisation. Trois ans plus tard, André Sergent obtient l’autorisation d’agrandir son installation au grand dam des associations de protection de l’environnement. « Malgré sa condamnation pour sa gestion financière de la chambre d’agriculture du Finistère, malgré la pollution occasionnée par sa société de méthanisation, André Sergent a quand même été décoré », se désole Jean Hascoët, d’Eau et rivières de Bretagne.
Contacté, André Sergent répond que la condamnation de la Cour de discipline porte essentiellement sur les pratiques de son prédécesseur à la chambre d’agriculture du Finistère. Sur la pollution, il ajoute que son exploitation est l’une des mieux tenues de Bretagne. Pourtant, selon nos informations, il a été verbalisé à plusieurs reprises pour non-respect des règles d’épandage et en 2022, son unité de méthanisation présentait encore des non-conformités.
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Un décret qui pourrait mettre à genoux les syndicats concurrents
En janvier prochain, auront lieu les prochaines élections aux chambres d’agriculture et, pour conserver sa place de leader, la FNSEA ne recule devant rien ! En mars 2023, la fédération du Morbihan, dont le vice-président est Thierry Coué, a réclamé – sans succès – au préfet du département l’exclusion de la Confédération paysanne de toutes les instances où elle siège, en raison de son engagement dans la lutte écologique contre les méga-bassines.
Pour affaiblir ses rivaux, la FNSEA pourrait compter sur un allié, le ministère de l’Agriculture. Il prépare un décret qui assécherait les caisses des autres syndicats en modifiant les conditions de financement. Pour l’instant, 75 % du montant des aides publiques sont attribuées en fonction du nombre de voix obtenues aux élections professionnelles et 25 % en fonction du nombre de sièges obtenus au sein des chambres d’agriculture. Le ministère envisage de modifier cette clef de répartition à 50/50.
Ce n’est plus coup double, mais coup triple pour la FNSEA. Le mode de scrutin actuel favorise la FNSEA en nombre de sièges, malgré un faible nombre de voix obtenu. Cette nouvelle clef de répartition lui permettrait d’augmenter ses dotations publiques, au détriment des autres syndicats. La Confédération paysanne et la Coordination rurale estiment leurs pertes potentielles à 500.000 € chacune, soit 15 % de leur budget de fonctionnement. Nous avons tenté de joindre le ministère de l’Agriculture qui n’a pas répondu à nos demandes.
« Nous avons déjà peu d’élus aux chambres, lesquels se décarcassent pour représenter leurs adhérents dans les différentes instances. Si nous sommes encore privés de financement, ça amputera davantage nos capacités à peser sur la politique agricole française », déplore Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. « Si ce décret était adopté, ce serait une preuve de plus que le gouvernement se satisfait de la cogestion actuelle avec la FNSEA qui empêche la démocratie syndicale », ajoute Véronique le Floc’h, présidente de la Coordination rurale.
Une démocratie syndicale qui a déjà été mise à rude épreuve lors des manifestations de janvier dernier. La FNSEA est sortie grande gagnante d’un mouvement qu’elle n’avait pourtant pas initié. Stockages d’eau, pesticides, exonérations fiscales, le gouvernement Attal a accédé à ses principales demandes, parfois au détriment des revendications initiales des manifestants axées sur les prix et une meilleure rémunération. Et il n’est pas certain que la loi d’orientation agricole, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale, répondent à ces préoccupations. Une mobilisation massive des agriculteurs lors des élections professionnelles de janvier permettrait-elle de changer la donne ?
Une enquête à l’échelle de l’Europe
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