[Info « Splann ! »] À Rostrenen, pendant des années, l’eau distribuée au robinet était trop contaminée aux polluants éternels
Nicolas Cossic - 6 mars 2025
« Splann ! » dresse un bilan inédit et détaillé de l’artificialisation des sols sur les côtes bretonnes. Notre enquête révèle comment les bétonneuses passent parfois…
On dit d’eux qu’ils sont « éternels », car, lorsqu’ils se retrouvent dans l’environnement, ils mettent des décennies à disparaître. Une fois ingérés par le corps humain, ils s’accrochent aux organes et y restent pendant des années, s’accumulant inexorablement en cas d’expositions répétées. Ils sont associés à des conséquences néfastes pour la santé : augmentation du taux de cholestérol, réduction de la réponse immunitaire aux vaccins, baisse du poids de naissance, cancers, en particulier du rein. Si ces effets listés ci-contre sont reconnus, dresser une liste exhaustive de leurs incidences suspectées relève presque de l’impossible.
Voilà ce qui se cache derrière ces quatre lettres : PFAS, une immense famille de substances per- et polyfluoroalkylées devenues omniprésentes dans la nature et les organismes. Utilisés depuis les années 1950 dans de nombreux secteurs industriels pour leurs propriétés miracles – résistance à l’eau, à la chaleur, à la graisse – les polluants éternels entrent dans la composition d’une myriade d’objets du quotidien : emballages alimentaires, textiles imperméables, poêles antiadhésives, cosmétiques, mousses anti-incendie, pour ne citer qu’eux.
Et de ces PFAS, il y en avait trop dans le captage de Coadernault, dans les Côtes-d’Armor, ressource en eau potable alimentant les robinets de 2.036 personnes à Rostrenen, soit deux tiers de la commune, et de 161 habitants d’une zone au nord-ouest de Plouguernével. Un prélèvement réalisé le 1ᵉʳ juillet 2024 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), dans le cadre d’une campagne nationale de recherche, a révélé un taux de polluants éternels de 312 nanogrammes par litre (ng/l) dans l’eau traitée, donc distribuée. Soit plus de trois fois supérieur à la limite de qualité de 100 ng/l, norme applicable en France depuis le 1ᵉʳ janvier 2023, d’après les résultats d’analyses transmis à Splann ! par l’Agence régionale de santé (ARS) Bretagne.
« L’ARS nous a immédiatement appelés pour prendre une décision. C’était à la mi-juillet 2024. On n’a pas tergiversé. On a fermé le captage », retrace Alain Kerbiriou, président du syndicat d’eau potable du Kreiz-Breizh et de l’Argoat (SMAEP KBA). « Ces résultats ont été une alerte claire pour ne plus distribuer cette eau », pointe pour sa part Guillaume Robic, maire de Rostrenen. Contactée, la municipalité de Plouguernével n’a pas donné suite.
Depuis l’été 2024, les quelque 2.200 usagers concernés sont alimentés en eau par la réserve de Kerné Uhel, à la faveur d’une interconnexion des réseaux préexistante. « Des prélèvements réalisés le 2 septembre ont montré l’absence de PFAS dans l’eau produite par ce site », fait savoir l’ARS, document à l’appui. En parallèle, l’installation d’une station de traitement au charbon actif permettant de filtrer les PFAS est prévue à Coadernault. « Cela ne se fera pas avant de très nombreux mois », prévient toutefois Alain Kerbiriou. C’est en outre un système onéreux : à titre de comparaison, à Rumilly (Haute-Savoie), ville de 16.000 habitants touchée par une pollution aux PFAS, l’investissement initial s’est élevé à plus d’un million d’euros hors taxes, auquel s’ajoute un coût annuel de fonctionnement de 360.000 €.
Si des mesures d’urgence ont rapidement été prises, la crise, elle, a été gérée en toute discrétion. « Quand la situation a été présentée, personne n’a vraiment posé de questions. Il n’y a pas eu de houle, relate Catherine Rouxel, conseillère municipale à Trémargat, militante du collectif Eau S’Cours et membre du comité syndical du SMAEP. Il n’y a pas eu d’information au public pour le moment. […] Alors que, vis-à-vis des enfants, des femmes enceintes, c’est inquiétant. »
Interrogé sur ce point, le président du syndicat d’eau potable dit « ne pas savoir » si la population a été alertée. « Dans la mesure où il n’y a plus aucun risque… puisque l’eau polluée n’est plus distribuée », ajoute-t-il. Des recherches complémentaires et des témoignages permettent de confirmer, qu’à ce jour, la population n’a pas été explicitement informée de la situation par les pouvoirs publics. Dans une situation similaire, à Rumilly, qui a connu des problématiques similaires après la découverte d’une grave pollution de l’eau potable aux PFAS fin 2022, la fermeture du captage contaminé s’était accompagnée d’une communication grand public de la préfecture, relayée par la municipalité et la communauté de communes.
D’autant que couper le robinet d’une ressource contaminée en 2024 ne suffit pas à conclure à l’absence de risque pour les habitants, car l’exposition des usagers aux polluants éternels dure en réalité depuis des années. Splann ! révèle en effet que la présence de PFAS dans le principal puits du captage de Coadernault, qui ne dispose pas d’un système de traitement efficace contre ces molécules, est avérée depuis 2017, d’après des mesures effectuées par l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Les résultats, mis à jour au fil des analyses, sont consultables en intégralité sur la base de données ADES.
Les treize analyses disponibles, réalisées entre mai 2017 et septembre 2024, montrent systématiquement un dépassement de l’actuelle limite de qualité, fixée à 100 nanogrammes par litre (ng/l) pour la somme de 20 PFAS. La concentration moyenne s’établit à 359 ng/l, soit plus de trois fois la norme. Le taux le plus important, détecté en septembre 2020, s’élève, lui, à 837 ng/l.
Mais il y a pire. Car, si aucune norme n’existait en 2017 – tout comme l’absence d’un système de traitement efficace contre ces molécules au captage de Coadernault -, l’Anses avait déjà défini des « valeurs sanitaires maximales » indicatives pour une poignée de molécules PFAS. Dont le PFOS, la substance la plus représentée dans l’eau du captage de Coadernault. Elle est interdite depuis 2009 et reconnue comme « cancérogène suspecté pour l’Homme » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) depuis 2023.
La « valeur sanitaire maximale », aussi appelée Vmax, désigne une limite « admissible au-delà de laquelle l’eau ne peut plus être utilisée pour les usages alimentaires afin de protéger la santé de la population », explique le Haut Conseil de la santé publique dans un avis daté de novembre 2023. Pour le PFOS, elle est fixée à 180 ng/l.
Or, d’après les analyses de l’agence de l’eau citées précédemment, l’eau d’un des puits du captage de Coadernault a présenté, en septembre 2020, avril 2021, mars 2023 et septembre 2023, des concentrations de PFAS supérieures à cette « valeur sanitaire maximale ». Principalement en raison de concentrations significatives de PFOS.
Le captage étant alimenté par plusieurs puits, ces résultats d’analyse ne permettent ni d’exclure ni de conclure formellement à l’existence de dépassements de la « valeur sanitaire maximale » dans l’eau distribuée au robinet pendant toutes ces années. Ils constituent, en revanche, une alerte sans équivoque sur le niveau de contamination important de cette eau et les possibles risques sanitaires associés.
Selon les éléments transmis par l’ARS, la concentration de PFOS dans l’eau traitée analysée en juillet 2024 est inférieure à la « valeur sanitaire maximale ». Avec 120 ng/l, ce taux reste cependant 30 fois supérieur à la norme en vigueur aux États-Unis.
Une étude de grande envergure, menée par des chercheurs américains et publiée en janvier 2025 dans le réputé Journal of Exposure Science & Environmental Epidemiology, a tenté de comprendre le lien entre l’exposition aux PFAS par l’eau potable et l’augmentation des risques de cancer. Elle conclut à des « associations significatives identifiées entre les PFAS dans l’eau potable et divers cancers, notamment ceux du système endocrinien, digestif, de la cavité buccale, du pharynx, de la peau et du système respiratoire ».
Pour quelles raisons les données sur la contamination de l’eau potable à Rostrenen, existantes dès 2017, n’ont-elles pas été davantage prises en compte par les autorités sanitaires ? Pourquoi les mesures visant à protéger la population n’ont-elles été prises qu’en 2024 ? Sollicitée, l’Agence de l’eau Loire-Bretagne explique : « Les données de la surveillance de l’agence de l’eau sont publiques et mises à disposition sur ADES (quelques semaines après le prélèvement). Les données sont donc disponibles et accessibles pour tous les acteurs, y compris l’ARS. »
Également contactée, l’Agence régionale de santé Bretagne n’apporte pas de réponse précise à ces questions. Elle indique toutefois : « Depuis le 1ᵉʳ février 2025, les recherches de PFAS sont intégrées par l’ARS Bretagne au contrôle sanitaire [systématique, NDLR]. Ces données seront mises à disposition du public au même titre que l’ensemble des données du contrôle sanitaire. »
À ce jour, l’origine de la contamination n’a pas été officiellement établie. « Des investigations sont en cours sous le pilotage de la police de l’eau pour déterminer la ou les origines possibles de ces molécules. Un appui du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a été sollicité pour orienter ces investigations, dont les conclusions sont attendues », détaille l’ARS.
D’après les témoignages de plusieurs membres du syndicat d’eau potable, la piste d’une contamination par des mousses anti-incendie chargées en PFAS, utilisées dans le cadre d’exercices pédagogiques des formations pompiers au sein du lycée professionnel Rosa Parks, a été évoqué en réunion interne. La prédominance de deux substances dans les analyses d’eau, le PFOS et le PFHxS, régulièrement retrouvées en fortes proportions dans les contaminations liées à des mousses anti-incendie, tend à confirmer cette hypothèse. Contacté, l’établissement scolaire n’a pas donné suite.
La pollution peut par ailleurs remonter à de nombreuses années, bien avant 2017 et les premières analyses disponibles, en raison de l’extrême persistance des PFAS. « Ce sont des substances qui, une fois dans le sol, y restent pour longtemps, analyse Khalil Hanna, professeur en chimie de l’environnement à l’École nationale supérieure de chimie de Rennes. Cela crée comme un réservoir de contamination qui relargue des PFAS au fur et à mesure, via les eaux de ruissellement par exemple. Si c’est effectivement une contamination historique, on retrouvera des PFAS dans cette source d’eau pour encore très longtemps. »
Nicolas Cossic fait partie du collectif de journalistes indépendants Enketo. Depuis septembre 2024, ce collectif focalise ses investigations sur la pollution aux PFAS. Ces composés chimiques présents dans les emballages alimentaires, les poêles Tefal ou encore le papier toilette recyclé, nous les retrouvons aujourd’hui dans l’eau, les aliments, et même notre sang. Leur travail a mis en lumière la contamination de boues d’épuration épandues sur plus de 1.100 hectares de champs agricoles autour de Lyon (Mediacités) ou encore des rejets de PFAS dans l’air jusqu’à 1.800 fois supérieurs aux normes par le géant de la chimie Daikin au sud de Lyon (une enquête Mediacités/Mediapart en collaboration avec France 3 Auvergne-Rhône-Alpes).