Au Relecq-Kerhuon, l’annulation d’une œuvre de Feda Wardak provoque des remous scientifiques, politiques et citoyens
Kristen Falc'hon et Pierre-Yves Bulteau - 5 septembre 2025
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Le bonnet en laine vissé sur la tête, Feda Wardak a la tête sur les épaules. Depuis toujours, celui qui passe sa vie entre la France et l’Afghanistan interroge ce qu’il appelle les « nœuds urbains ». Ces contradictions entre les politiques publiques, et leurs conséquences sur l’environnement et celles et ceux qui les subissent.
De la coupe rase d’une forêt francilienne au recul du trait de côte breton, le plasticien aime avant tout se connecter aux « questions liées à l’urbanisation. Ce qui m’intéresse, dit l’artiste, ce sont ces dissonances que je ressens sur un territoire ».
En 2022, un partenariat naît avec le Quartz. Rien n’est défini. L’artiste enchaîne les allers-retours, en rade de Brest. Jusqu’à dégager une thématique claire. Celle de la montée des eaux. « Je me penche sur cet enjeu, consulte des cabinets de conseil, des juristes en droit de l’environnement et comprends rapidement qu’ici, aussi, il existe des nœuds urbains. »
Dans la continuité de son projet francilien, intitulé « En-dessous, la forêt », Feda Wardak décide de lancer « À hauteur d’eau ».
« Les grandes intentions du projet démarrent en 2022, retrace le plasticien. Et c’est à partir de 2023 qu’on engage vraiment des repérages et qu’on essaie de trouver un lieu. »
Ce lieu, c’est avant tout un paysage. Celui d’un site, niché entre le pont Albert-Louppe et la plage des Sables Rouges, au Relecq-Kerhuon (29). « Tout ce littoral de falaises, où je me rends compte que ça fonctionnerait très bien », apprécie l’homme.
« Purement artistique », ce choix semble emballer tout le monde. Du Quartz, qui devient coproducteur du projet, à la mairie du Relecq, les liens sont « solides ». Au moins, jusqu’en septembre 2024.
« En mars de cette même année, nous avons emmené, sur site, l’adjointe à la culture et la directrice des affaires culturelles du Relecq, précise Antoine Blesson, le producteur de cette installation atypique. Afin de leur réexpliquer le propos de l’œuvre, ses dimensions et l’aspect sécurité. »
Dans sa forme et son budget, « À hauteur d’eau » est une création hors norme. L’équivalent d’un immeuble de quatre étages, en bois, imaginé par Feda Wardak, puis validé par une batterie de cabinets d’études, de conseillers juridiques, d’assureurs et construit par quatre salariés à temps plein, sur dix semaines.
Le tout, pour un budget de 340.000 €, dont 105.000 € versés par le Quartz, étalés sur trois ans.
Les mois passent. Les équipes de Feda Wardak s’activent dans ses ateliers franciliens. Arrive septembre 2024, et un nouveau rendez-vous avec tous les partenaires du projet.
« À ce moment-là, on a encore un soutien total, retrace le plasticien. Pour preuve, on a une lettre du maire, à l’intention du président de la Région Bretagne et de la préfecture, pour nous aider à obtenir une autorisation d’occupation temporaire du littoral (AOT). »
Indispensable pour lancer la construction de l’œuvre, cette AOT est délivrée par la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), le 2 janvier 2025. Et ce, pour une durée courant jusqu’au 1er février 2027.
« Nous avions donné un accord de principe, en se disant que ça allait surprendre », confirme Laurent Péron, à Splann ! « J’ai même appelé les services de l’État, pour leur demander d’être bienveillants avec le dossier », détaille le maire socialiste du Relecq-Kerhuon.
« On ne peut donc pas m’accuser d’avoir mis des bâtons dans les roues de ce projet », se défend celui qui est aussi à la tête de TerraRade, programme d’amélioration de la qualité des eaux de la rade de Brest.
Au point que Feda Wardak décide de rencontrer la communauté universitaire du secteur. Afin de lui proposer de faire de son installation, un « observatoire scientifique ».
« De son engagement sur la question de l’eau, à son travail en Afghanistan, j’ai tout de suite trouvé ça génial », se souvient Christine Paillard, biologiste au CNRS. Cette directrice de recherche, qui étudie essentiellement les ormeaux et les palourdes, était aussi, jusqu’à l’an dernier, vice-présidente « culture, arts et sciences » au sein de l’Université Bretagne Occidentale.
« Dans notre travail, il y a une partie labo que nous devons toujours confronter au terrain, explique-t-elle. L’installation de Feda Wardak permettait d’y greffer des palourdes et d’étudier leur développement au regard des pics de températures ou de dessalure », détaille l’universitaire, qui développe : « Suivant les prévisions du Haut conseil breton pour le climat, cela nous aurait permis de voir comment ce coquillage allait évoluer. »
Des travaux qui auraient eu des impacts directs pour les ostréiculteurs du secteur. Leur permettant ainsi d’anticiper les effets du changement climatique sur les mollusques. Une démarche pour laquelle Christine Paillard avait même commandé trois mille palourdes.
« Avec l’annulation brutale de cette installation artistique, c’est tout un travail de recherche dans le cadre d’un projet international avec l’université de Padoue, qui ne verra jamais le jour », déplore la biologiste.
Alors qu’en janvier 2025, tous les voyants sont au vert, Feda Wardak et Antoine Blesson souhaitent « commencer le chantier sur site » et « engager des réunions de médiation pour annoncer (leur) projet ».
« Quand on leur a annoncé notre souhait, retrace le producteur, ils nous ont demandé un délai supplémentaire. Ce qui, de fait, mettait en porte-à-faux le temps de montage et le temps de répétition chorégraphique », complète l’artiste.
Qu’à cela ne tienne. Se disant « encore confiants », Feda Wardak et Antoine Blesson vont jusqu’à accepter de « repousser d’un mois » l’installation de l’œuvre, plage des Sables Rouges.
Jusqu’à l’annonce « surprise » de l’annulation qui tombe en février 2025 et devient publique, par voie de presse, le 24 juin 2025. Dans cet article du Télégramme, le maire évoque des « questions de sécurité ».
Également citée, la direction du Quartz abonde dans son sens, évoquant « un contexte compliqué » pour justifier ce choix.
« Je suis en poste depuis un an, déroule Anne Tanguy à Splann !. Et, après deux changements de direction, les deux années précédentes, on peut dire que ça n’a clairement pas aidé », reconnaît la directrice.
« Tout le monde était de bonne volonté » mais, selon elle, « sur les questions de sécurité, les réponses apportées n’étaient pas suffisamment concrètes. Les travaux d’installation allaient débuter, la population n’était pas prévenue. L’annulation de l’installation au Relecq-Kerhuon était la seule voie possible. »
Conséquence directe, les cinq intermittents, recrutés pour six semaines, ont vu leur prestation annulée, à quelques jours du début de leur mission. « Du jour au lendemain, c’est la moitié de mon statut qui est tombé à l’eau », raconte Florian*, technicien du spectacle.
La directrice du Quartz reconnaît pourtant que « le sujet abordé par Feda Wardak est sensible et politique » et peut, même, être « facilement instrumentalisé ».
« Je ne mets pas de côté le contexte électoral, insiste Anne Tanguy, et, dans ce contexte d’élections municipales, il faut un dossier béton », admet la directrice qui reconnaît « la part de responsabilité du Quartz dans cet échec. Nous n’avons pas assez préparé le terrain ».
Interrogé par Splann ! sur cette volte-face, le maire du Relecq-Kerhuon n’en démord pas : « Dans cette histoire, c’est la sécurité qui a primé, notamment en prévision de spectateurs qui auraient été tentés de monter sur l’œuvre. Se posait aussi la question de la responsabilité du ramassage de débris, en cas de tempête. »
Suite à cette annulation, Feda Wardak et Antoine Blesson envoient un courriel au maire. Daté du 28 février, ils y détaillent les points qui guident chacune de leurs réalisations, dont « la mise en place d’un protocole de suivi technique qui consiste à vérifier l’installation ainsi que la création d’une signalétique, stipulant l’interdiction d’approcher l’œuvre à moins de quatre mètres ».
Des explications qui n’ont visiblement pas convaincu la mairie du Relecq-Kerhuon, ni la direction du Quartz.
« En tant que producteur, se défend Antoine Blesson, s’il arrive quelque chose, je suis aussi pénalement responsable. Nous faisons donc tout, pour que ça n’arrive pas. Et, alors qu’on leur a donné toutes les garanties, notre courriel est resté sans réponse. »
Si cette annulation interroge, c’est qu’elle intervient aussi dans un contexte de tensions autour de projets immobiliers, comme la résidence Rosalie (des constructions haut de gamme, en front de mer, sur l’ancienne cantine de la poudrerie du Moulin-Blanc).
Mené par le groupe Oceanic, ce projet est notamment contesté par des collectifs citoyens, en raison de sa proximité avec le front de mer. « L’un de nos membres connaissait le travail de Feda et nous a dit « c’est génial », explique Claude, du collectif des « amoureux et amoureuses de la rade ». C’était une superbe occasion de parler de l’urbanisme sur la commune. »
Ancien directeur d’un Centre national des arts de la rue, l’homme sait qu’« entre le message des artistes et celui que voudrait entendre les financeurs, ça frotte parfois un peu ». Des propos qui vont dans le sens de la directrice du Quartz qui voit dans le monde du spectacle « plus de censure qu’il y a vingt ans ».
Un argument, d’ailleurs, clairement avancé par le maire du Relecq qui dit d’abord à Splann ! que « le message de l’artiste a changé, au fil des rendez-vous ». Avant d’affirmer : « Le message artistique ne me regarde pas mais on ne fait pas n’importe quoi sur le littoral. »
Pas de quoi décourager le plasticien et son producteur qui annoncent vouloir « proposer ce projet à un autre territoire breton. On en a informé la direction du Quartz, préviennent les deux hommes, en leur disant qu’il devait avoir lieu et qu’il va avoir lieu car il s’agit aussi d’argent public ».
Antoine Blesson a d’ailleurs fait le calcul : « Avec le soutien du Quartz, du ministère de la Culture, de la Caisse des dépôts et de la région Bretagne, 270.000 € (sur les 340.000€, NDLR) étaient déjà acquis. Avant la volte-face du maire, j’étais en négociation avec d’autres partenaires potentiels pour trouver le delta manquant. »
« Dans cette histoire, souligne Feda Wardak, on peut noter qu’en plus de notre structure et de nos salariés, c’est le contribuable qui est lésé. Or, malgré l’arrêt du projet par la mairie du Relecq-Kerhuon, c’est nous qui, aujourd’hui, bataillons pour le faire exister. »
*Prénom d’emprunt