Au campus breton The Land : une direction décriée et un déficit alarmant

30 octobre 2025
Chloé Richard, Faustine Sternberg
Imprimer cette enquête Imprimer cette enquête temps de lecture 14 mn de lecture
Les déboires s’accumulent pour le campus The Land, chantre de la « nouvelle ruralité ». Turn-over important, mal-être au travail, invisibilisation des lycées… Un contexte, auquel s’ajoute un déficit d’1,2 million d’euros, pour l’année 2023-2024. Derrière la débâcle, le management du directeur, Jean-Marc Esnault, est décrié. Au point d’attirer l’attention des instances de tutelle qui ont fini par mettre le nez dans « la terre ».

« Un lieu unique, hybride, qui réunit à la fois apprentissage, entrepreneuriat, innovation, culture et réflexion », « un réel écosystème »… Bienvenue à The Land, temple breton de la « nouvelle ruralité ».

À la fois marque et campus, The Land (« la terre » en anglais ») pose ses fondations bretonnes en 2020, en Ille-et-Vilaine. Ce « premier campus européen dédié à la ruralité » est réparti entre un site principal à Rennes sur sept hectares, puis deux autres à Vitré et La-Guerche-de-Bretagne.


Sur son site web, The Land se définit comme « un espace de formation, de réflexion, de culture, d’innovation sociale comme entrepreneuriale au service du développement des territoires ». Le tout servant à « promouvoir la nouvelle ruralité et les nouveaux modes de vie sur nos territoires ». Pas moins d’une trentaine de structures y sont regroupées, parmi lesquelles une dizaine d’écoles supérieures privées, un incubateur d’entreprises nommé Enzyme et le 7, un lieu « d’expression » pour organiser des conférences.

Mais aussi trois lycées agricoles privés catholiques : les lycées Saint-Exupéry de Rennes (418 élèves en 2023-2024), de Vitré (207 élèves) et de La Guerche-de-Bretagne (102). Sous contrat avec l’État, ces établissements proposent des formations axées autour de l’agriculture, l’alimentation, l’environnement et le service à la personne de la 4ᵉ à bac+2. Ils préexistaient tous à la naissance de « la terre ». Le lycée de Rennes notamment, connu par le passé sous le nom de Lande-du-Breuil, a vu le jour dans les années 1960. The Land fait également partie du CNEAP, réseau d’établissements d’enseignement agricole privés, via son association de gestion « groupe scolaire d’enseignement agricole privé Antoine de Saint-Exupéry ».

« Un modèle de formation innovant », « pensé pour favoriser l’épanouissement, la citoyenneté, le développement personnel et professionnel des apprenants ». Ces images séduisantes, déclinées sur les supports de communication de The Land, s’érodent pourtant les unes après les autres.

Fin août, l’annonce du déficit

Mercredi 27 août 2025, quelques jours avant la rentrée, les délégués du personnel et les enseignants des trois lycées agricoles privés catholiques tombaient des nues en apprenant le déficit de The Land : 1,2 million d’euros pour l’exercice 2023-2024, contre 75.000 euros attendus au budget prévisionnel. Les représentants du personnel réclamaient depuis des mois, pourtant, un droit de regard sur la comptabilité des lycées, qu’ils jugent « obscure ».

S’en est alors suivie une série de mails des directeurs de chaque lycée, annonçant l’annulation de la réunion de pré-rentrée. « C’est une première. La pré-rentrée c’est un peu une répétition générale. Un moment où on organise l’accueil des élèves, on récupère nos emplois du temps, on rencontre les nouveaux enseignants, on découvre les effectifs définitifs de nos classes… », liste Elmina Mottin, enseignante. « Pour moi, ça ne fait aucun doute : c’est parce que nos élus ont réclamé une expertise comptable, lors du comité social et économique (CSE) du 27 août, que la pré-rentrée a été annulée », ajoute celle qui est aussi déléguée syndicale CFDT.


Derrière ce déficit, le personnel déplore une invisibilisation des lycées par The Land. Plusieurs enseignants ont ainsi affirmé à Splann ! ne pas avoir le droit de communiquer eux-mêmes sur des projets avec leurs élèves ni sur les portes ouvertes. Au service communication (qui comptait cinq équivalents temps plein en 2023) de s’en charger. Mais sur les supports de diffusion, si les écoles supérieures sont bien mises en avant, les lycées, eux, se font très discrets. À la rentrée 2025, le lycée Saint-Exupéry de Rennes a perdu 40 élèves, (en 2023-2024, il en comptait 418).

Le BTS ACSE (analyse, conduite et stratégie de l’entreprise agricole) en alternance a, lui, le temps d’une promo, été basculé à l’Ihedrea, une des écoles supérieures de The Land. D’après nos informations, seuls trois élèves sur dix auraient validé leur diplôme… Le BTS est alors revenu au lycée, en cette rentrée 2025.

Un directeur de lycée auteur, conférencier, économiste, sociologue…

« The Land, c’est Jean-Marc Esnault. C’est son projet, estime Marianne*, enseignante toujours en poste. Alors que pour nous, ce sont les élèves qui comptent. »

Barbe longue, crâne dégarni, lunettes noires sur le nez, Jean-Marc Esnault est le directeur général de The Land. Sur son site web personnel, il se présente d’abord — et à la troisième personne — comme « président-fondateur du fonds de dotation La Terre et les Hommes et du laboratoire d’idées Terre d’avenir », mais aussi comme « cofondateur de la revue Ruralités aux Éditions Ouest-France ».

« Il est également auteur d’essais dans lesquels il s’appuie sur une approche transdisciplinaire et humaniste », toujours d’après son site internet. En 2022, il publie aux éditions de L’Harmattan Bienvenue dans la nouvelle ruralité, partons à la reconquête de nos campagnes ! Puis, en 2024 et toujours chez le même éditeur, qui a tendance à privilégier l’auto-édition de ses auteurs, L’Homme face aux défis du monde contemporain : une réflexion sur notre avenir.

Mais d’autres aspects de son parcours nous sont relatés : « Jean-Marc Esnault a été embauché, dans les années 1990, en contrat aidé pour être surveillant dans un des lycées du groupe. Puis il a fait son trou, petit à petit, dans l’établissement jusqu’à devenir directeur général », se rappelle Hélène*, une enseignante récemment partie à la retraite. « Il a aussi été enseignant en éducation socioculturelle », complète Jean-Romain Chapy, enseignant et délégué syndical pour la CGT-EP (enseignement privé).

Des expériences professionnelles que Jean-Marc Esnault n’évoque pas dans sa bio, préférant se définir comme « économiste et sociologue de formation, formé notamment aux politiques d’emploi et au développement social des organisations ». Sur le site We Champ, une agence de conférenciers, il est même décrit comme « une voix influente dans le domaine de la transition écologique et sociétale ».

Soixante-douze départs en dix ans et l’inspection du travail alertée

Des biographies élogieuses qui contrastent avec la relation de travail que ce directeur entretient avec son personnel. « J’en fais encore des cauchemars », confie Cécile*, une ex-salariée de droit privé, qui a quitté The Land il y a quelques années.

« Depuis que M. Esnault est là (il est directeur groupe Saint-Exupéry depuis au moins 2015, NDLR), on a un turn-over important, avec un management des personnes qui laisse fortement à désirer », regrette Hélène, enseignante, partie à la retraite l’an passé. « Il a un vocabulaire de manager dépassé, il se prend pour un patron du CAC 40 », déplore Marianne, enseignante, toujours en poste. « Avant The Land, Jean-Marc Esnault venait en salle du personnel, de temps en temps. On avait un mail de bienvenue à la rentrée, il était là aux réunions de fin d’année, à la rentrée, précise Elmina Mottin. Il faisait le strict minimum. Maintenant on ne le voit plus du tout. »

« On compte soixante-douze départs (hors retraites), en dix ans, pour les salariés de droit privé (dans l’enseignement privé sous contrat, seuls les enseignants sont payés par l’État, NDLR) », d’après Annie Chaplet, enseignante, retraitée depuis septembre, et déléguée syndicale CFDT. Sans parler des arrêts maladies. « Beaucoup de salariés sont très mal : déprime, angoisse, stress, mal-être au travail… C’est du gâchis, on a oublié l’humain », ajoute cette dernière. « La situation n’est plus tenable », explique Boris Genty, délégué régional pour la CFDT.


Au premier semestre 2025, l’inspection du travail commence à mettre son nez dans The Land suite aux alertes des représentants du personnel, vingt témoignages à l’appui. Jean-Marc Esnault aurait alors proposé de faire appel, plutôt, à un cabinet d’audit (Hunt), qui aurait mis fin au processus d’inspection. « Nous avons appelé l’inspectrice. Elle nous a expliqué avoir compris que cette demande d’audit était commune à la direction et au CSE. Mais pas du tout ! » rapporte Annie Chaplet.

« D’autant plus qu’en CSE, à chaque fois qu’on arrivait avec une proposition d’enquête sur les risques psycho-sociaux c’était retardé, repoussé, compliqué, c’était pas comme ça qu’il fallait faire… Ça fait plusieurs années que ça dure… Une auto évaluation nous aurait juste coûté 200 photocopies ! », ajoute Jean-Romain Chapy. L’enquête risques psychosociaux est un dispositif qui peut pourtant s’inscrire dans le cadre des obligations légales de l’employeur, dans la mesure où il a pour obligation de protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Contactée, l’Inspection du travail a décliné notre demande d’interview. Quant à la direction de The Land, sollicitée à plusieurs reprises, elle n’a pas répondu à Splann!.

Quatre inspections en cours ou effectuées en 2025

Ce passif et ces alertes ne viennent pas de nulle part. En 2023-2024, déjà, un mouvement social avait pris forme, réclamant la démission de Jean-Marc Esnault. À l’époque, le personnel venait d’apprendre la baisse de la dotation globale de la part du ministère de l’agriculture, entraînant la suppression de presque neuf postes.

La fronde naissante pointait aussi du doigt l’invisibilisation des lycées agricoles par The Land. Face à ce mouvement social naissant, Jean-Marc Esnault est resté ferme sur ses positions, défendant sa création dans la presse locale, mais aussi via sept courriels envoyés aux personnels, entre le 8 novembre 2023 et le 3 janvier 2024, soit un total de 35 pages. Une série de missives qu’il a, à l’époque, conclue ainsi : « À la manière des stoïciens, je ne suis pas disposé à faire évoluer le projet dans une autre direction que celle prise aujourd’hui, parce que je crois profondément qu’au-delà de la personne et au-delà de l’instant, c’est la meilleure direction à emprunter pour faire vivre le projet […]. Et tant pis, s’il m’en coûte de l’incompréhension. »

Le 4 juillet 2024, un protocole d’accord a finalement mis fin au mouvement social. « Il n’a jamais été respecté », déplore Jean-Romain Chapy. Bien qu’obligatoire et prévu dans ce document, aucun nouveau projet d’établissement n’a été établi. Le dernier date de 2022. « Le projet d’établissement est une boussole pour l’ensemble de l’équipe pédagogique qui peut ainsi décliner des projets cohérents avec ce projet et ses valeurs. Il est également un outil de communication avec les partenaires, les familles et les élèves », explique Annie Chaplet.

Aujourd’hui, le directeur général fait des participants au mouvement social de 2023-2024 les fautifs du déficit actuel. « Depuis 24 mois, nos efforts sont systématiquement mis en difficulté. Une année entière de crise sociale, des actions de déstabilisation, une image ternie (notamment à Rennes) ont eu des conséquences directes sur nos recrutements, notre gouvernance et notre équilibre économique », écrit-il à son personnel dans un courriel, datant du 28 août dernier.

Toujours est-il qu’après deux années d’alertes, effectuées par les représentants du personnel auprès des différentes instances de tutelle, que sont la CNEAP, la direction de l’enseignement catholique, le diocèse, la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) ou encore le ministère de l’agriculture, certaines semblent vouloir se réveiller. « L’arrivée de Fabrice Henry (en charge de la formation, NDLR) à la Draaf y est pour beaucoup », d’après Annie Chaplet.

Aussi, comme Splann ! est en mesure de le révéler, plusieurs inspections sont en cours ou ont déjà eu lieu depuis le printemps dernier : inspection de la direction générale des finances publiques, courant octobre 2025 ; inspection du ministère sur le respect du contrat État-association. « La Draaf a également contrôlé le BTS ACSE », précise Jean-Romain Chapy. Sans oublier le contrôle de l’internat, effectué par le service santé publique et handicap de la Ville de Rennes, suite à des alertes pointant la propreté de l’internat des lycéens. Contactée, la DGFIP a décliné notre demande d’interview. Quant aux autres instances de tutelle pré-citées, aucune n’a donné suite à nos demandes.

Un conseil d’administration aux voies impénétrables

« La seule solution, c’est qu’il parte », d’après Jean-Romain Chapy, au nom de l’intersyndicale. Seul hic : il revient au conseil d’administration de l’association de gestion Saint-Exupéry de le décider. Dans l’enseignement agricole privé, contrairement au public, les chefs d’établissement, comme Jean-Marc Esnault, sont embauchés et rémunérés par le conseil d’administration. Une instance qui apparaît comme « très opaque », aux délégués du personnel.

« On rentre dedans seulement si on est coopté par nos camarades », pointe notamment Hélène*« Le président du CA est indissociable du directeur général Jean-Marc Esnault. Ils forment un duo », regrette également Annie Chaplet. Les conseils d’administration des lycées agricoles privés, contrairement aux lycées publics, ne sont pas tenus par une obligation de compter des représentants du personnel ou de l’État.

Les parents d’élèves sont, en revanche, reconnus comme membres adhérents de droit de l’association de gestion Saint-Exupéry, d’après les statuts de celle-ci. Or aucun n’y siège aujourd’hui. L’association des parents d’élèves de l’enseignement libre de Saint-Exupéry a également demandé à être invitée aux assemblées générales, en 2025, et n’a obtenu aucune réponse. Contacté par Splann !, le président du conseil d’administration de The Land n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

Une situation kafkaïenne permise par la structure même de l’enseignement agricole privé. Une proposition de loi portée par des députés issus du Nouveau Front populaire a justement été déposée, le vendredi 11 juillet 2025. Elle vise à « améliorer la transparence et la représentativité des conseils d’administration des établissements d’enseignement agricole privés ». Vendredi 17 octobre, le jour des vacances de Toussaint, le personnel des trois lycées a, quant à lui, reçu une invitation à une réunion d’information de la part de l’enseignement catholique d’Ille-et-Vilaine, du CNEAP et du ministère de l’agriculture. Objet : « Évolution et poursuite d’activité de l’ensemble scolaire Saint-Exupéry ».

Quelques jours plus tôt, en dépit du déficit colossal de 1,2 million d’euros fraîchement annoncé, la direction de The Land a fait savoir, dans la presse locale, qu’il comptait lancer prochainement un nouveau campus The Land à Vitré, correspondant « aux besoins des entreprises du territoire », indique à Ouest-France Jean-Marc Esnault.

* Prénom d’emprunt

et
Illustrations par David Guyon

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