[Info « Splann ! »] Quand le lobby de la viande tente une manœuvre pour discréditer l’Office français de la biodiversité
Pierre-Yves Bulteau - 15 décembre 2025
En Bretagne, l’enseignement agricole est une affaire privée : 80 % des 15 000 élèves sont scolarisés dans des lycées catholiques ou des maisons familiales…
« Splann ! » dresse un état des lieux de l’hôpital public en Bretagne : des cartographies exclusives et un long travail d’enquête permettent d’évaluer l’étendue des…
« Splann ! » dresse un bilan inédit et détaillé de l’artificialisation des sols sur les côtes bretonnes. Notre enquête révèle comment les bétonneuses passent parfois…



Après deux reports, l’audience a pu se tenir. Nous sommes le 10 novembre 2025. Face aux juges de la chambre correctionnelle du tribunal de Brest, la SARL Colin (éleveur de porcs) et le Gaec Floch (producteur bovin) doivent répondre de leur responsabilité dans la pollution du Tromorgan.
Dans la nuit du 29 au 30 juillet 2022, 6,3 km de ce cours d’eau se voient contaminés par 80 m³ de lisier.
« Surchargée de matière fécale, l’eau provoque l’asphyxie de nombreux poissons », décrivent des agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) dans leur rapport de constat.
« Une vraie désolation des lieux et des gens » qui pousse l’association agréée de pêche et de protection des milieux aquatiques (AAPPMA) à se porter partie civile, aux côtés d’Eau et rivières de Bretagne (ERB).
Qualifiée de « majeure » par l’OFB, cette pollution oblige le syndicat des eaux du pays de Morlaix (29) à stopper, par deux fois, son usine de traitement et de distribution d’eau potable, en cette fin d’été caniculaire.
Ce lundi 10 novembre 2025, les deux éleveurs incriminés, dont la SARL Colin, l’un des élevages porcins les plus importants de Bretagne, se retrouvent sur le banc des accusés.
Tout comme l’Office français de la biodiversité, également mis en cause dans les débats.

Car, dans ce dossier, une pièce sort du lot. Un courrier, adressé au directeur général de l’OFB, dont Splann ! a pu obtenir copie.
Ses auteurs ne sont autres que l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB) et la FRSEA (échelon régional de la FNSEA).
Selon nos informations, cette lettre a été évoquée au cours de la plaidoirie d’au moins un des agriculteurs mis en cause dans la pollution du Tromorgan.
Si le ton se veut courtois, la missive remet clairement en cause le rôle d’un des agents de l’établissement public ainsi que celui d’un expert judiciaire, dont le lobby de la viande et le syndicat majoritaire disent « douter fortement de l’impartialité ».
On peut notamment lire que « sous couvert d’expertise scientifique, ce dernier [l’expert judiciaire, NDLR] exprime publiquement des positions traduisant selon nous des convictions militantes, et volontiers critiques vis-à-vis du secteur agricole ».
Concernant l’OFB, les cosignataires « alertent » sur le fait qu’un de « ses agents accepte une mission en qualité de sapiteur [spécialiste désigné pour fournir un avis technique ou scientifique, NDLR] de la part d’un tel expert […] dans le cadre d’une expertise judiciaire portant sur une pollution accidentelle d’un cours d’eau en Bretagne (affaire dite de Kerjean). »
« Une telle configuration, alertent encore l’UGPVB et la FRSEA, crée une apparence de partialité et porte atteinte à la crédibilité de l’expertise, et plus largement à l’image d’indépendance et de neutralité de l’OFB. »
Interrogée sur sa réaction face cette méthode, la direction de l’OFB n’a pas donné suite.
Sollicités sur l’opportunité d’envoyer un tel courrier, ni l’UGPVB, ni la FRSEA n’ont souhaité s’exprimer.
Au-delà du procédé, un autre élément interroge : pourquoi faire référence à « l’affaire dite de Kerjean », alors que c’est la pollution du Tromorgan qui est jugée ?
Également questionnés sur ce point, les cosignataires de la lettre sont restés muets.
Très médiatique, « l’affaire de Kerjean » est aussi connue sous le nom de « pollution de La Penzé ». Autre énorme fuite de lisier qui avait entraîné, à l’été 2021, « l’asphyxie totale du milieu aquatique sur plus de deux kilomètres », selon ce compte-rendu d’Eau et rivières.
Reconnue responsable, la société Kerjean se voit condamner, le 17 octobre 2024, par la cour d’appel de Rennes, à 150.000 euros d’amende, dont 75.000 avec sursis. Une peine, à laquelle le tribunal de Brest ajoute, le 14 janvier 2025, une condamnation supplémentaire de 125.995 euros, au titre du préjudice écologique.
Qualifié de « première historique en Bretagne » par Eau et rivières et l’association nationale de défense des consommateurs et usagers (CLCV), toutes deux parties civiles dans cette affaire, ce jugement « représente ce que l’on pourrait attendre d’une justice qui se donne les moyens de la lutte contre la délinquance environnementale, dont les eaux bretonnes font trop souvent les frais. »
Si la culpabilité de cet agriculteur de Taulé (29) est établie, c’est bien le montant des amendes et des dommages et intérêts qui reste en travers de la gorge d’une grande partie de la filière porcine bretonne.
Au point, donc, de voir « le duo FRSEA-UGPVB opter pour ce genre de réaction », estime Dominique, fin connaisseur de ce genre de dossiers et qui a requis l’anonymat. « Réaction pouvant s’expliquer par l’enjeu qu’il y a à éviter que cette affaire ne fasse école » dans d’autres procès.
Un autre détail intrigue encore : la date d’envoi du courrier. Il est daté du 3 novembre 2025, soit exactement une semaine avant la tenue du procès.
Eau et rivières y voit « clairement un moyen de déstabilisation ».
Pour Arnaud Clugéry, « l’envoi de ce courrier vise à faire croire que des agents assermentés seraient à la fois juge et partie ».
Et le porte-parole de l’ONG, partie civile dans cette affaire, uniquement sur le volet de la SARL Colin, d’enfoncer le clou : « On voit qu’avec ce genre de manœuvre, l’UGPVB et la FRSEA ne se cachent même plus dans leurs actions de lobbying. »
Une pratique qui « ne doit rien au hasard », toujours selon Dominique, et qui met « très en colère » Philippe Bras. C’est lui qui a porté plainte « contre X », le 5 août 2022, au nom de l’AAPPMA de Morlaix, permettant ainsi l’ouverture de cette procédure judiciaire.
« Je suis doublement en colère, se fige l’homme. En colère de voir qu’ils se servent d’un contexte d’affaiblissement généralisé de l’OFB pour mener leur contre-attaque. En colère de voir qu’ils n’hésitent pas à s’en prendre au système judiciaire. »
D’autant, répète Philippe Bras, que « si l’AAPPMA s’est portée partie civile, ce n’est pas dans un esprit de stigmatisation de l’agriculture mais bien pour faire respecter le droit ».
Le droit, il en a justement été question, lors de l’audience du 10 novembre dernier. Dans ses réquisitions, la procureure de la République avait qualifié ces faits de pollution « d’extrêmement problématiques ». Réclamant 10.000 euros avec sursis contre la SARL Colin et 10.000 euros, dont 8.000 avec sursis, contre le GAEC Floch.
Le tribunal de Brest doit rendre sa décision ce lundi 15 décembre 2025.
Écrivez-nous à contact [@] splann.org et nous vous expliquerons comment nous transmettre des documents de façon sécurisée.