Financements publics régionaux : en Bretagne, tapis rouge pour les lycées agricoles privés, voyant rouge pour le public

25 novembre 2025
Chloé Richard, Faustine Sternberg
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Cinquante-trois millions d’euros. Telle est la somme versée par la Région Bretagne, depuis dix ans, aux lycées agricoles privés, en subventions facultatives. Un généreux soutien qui renforce leur hégémonie face à des établissements publics sous-dotés, qui peinent à attirer des élèves et à accroître leurs activités.

511.000 euros pour des travaux de démolition et de rénovation par ci ; 243.000 euros pour soutenir des travaux d’investissement immobilier par là ; 66.000 euros pour changer des menuiseries, faire un ravalement et peindre les murs des salles à manger ; ou encore 63.600 euros pour l’acquisition d’équipements pédagogiques… En Bretagne, lorsqu’il s’agit de soutenir les lycées agricoles privés, la Région est au rendez-vous.

À l’échelle du territoire administratif, 80 % des élèves scolarisés dans l’enseignement agricole le sont dans un établissement privé. En 2024, les lycées privés scolarisaient 9.221 élèves, soit 60 % des effectifs de l’enseignement agricole, contre 22 % dans des MFR (Maison Familiale Rurale) et 18 % pour le public. Construite au fil de l’histoire, cette place prépondérante du secteur privé est maintenue et assise par un soutien important de la Région Bretagne. Championne des régions françaises, selon Mediapart, pour sa générosité envers l’enseignement privé général par tête d’élève, alors même que le public peine à attirer des lycéens.

53 millions d’euros de subventions facultatives au privé

En Bretagne, les lycées agricoles privés du Cneap, le réseau d’établissements de l’enseignement agricole privé, représentaient, en octobre 2024, 28 établissements.

Splann ! a épluché les tableaux de subventions de la Région, mis à disposition du public, et nous avons calculé le résultat suivant : au total, sur dix ans, ces lycées du Cneap ont touché 53 millions d’euros de subventions facultatives, soit 5.800 euros par élève. Légalement, si la Région est compétente pour gérer les lycées publics, rien ne l’oblige à verser ces sommes au privé. Il s’agit ici d’une politique volontariste. D’autant plus qu’au contraire de ceux du privé, les lycées publics battent de l’aile.


Les deux secteurs sont confrontés à une baisse démographique commune, depuis 10 ans (6,1 % pour le public, 5,73 % pour le Cneap et MFR). Mais seuls les lycées privés voient leurs effectifs augmenter, doucement, depuis 2022, passant de 12.230 élèves à 12.560 en 2024. Et si les lycées publics n’accueillent que 18 % des élèves de l’enseignement agricole en Bretagne, ils représentent pourtant 41 % « des effectifs préparant un diplôme donnant accès à l’installation ». Soit le niveau de qualification nécessaire pour pouvoir s’installer en tant qu’agriculteur, avoir plus facilement accès aux terres ainsi qu’aux aides.

Nous avons interrogé la Région sur ses aides aux établissements d’enseignement privé. Sans répondre précisément, elle nous a communiqué un montant de 61 millions d’euros de dépenses pour le public, entre seulement 2018 et 2024, précisant que « Sur la même période, 42,7 millions d’euros ont été versés au privé (Cneap et MFR) ». Mais d’un établissement à l’autre, la part de subventions perçue peut monter en flèche.

Ainsi, entre 2014 et 2024, la Région a versé un peu plus de 8 millions d’euros, soit environ 10.400 par élève, au lycée Pommerit, dans les Côtes-d’Armor. Deuxième plus important lycée agricole privé de Bretagne (774 élèves), il est présidé par Danielle Even, adhérente à la FNSEA, et ex-présidente de l’association Agriculteurs de Bretagne (2014-2022), comme nous l’expliquons dans notre article sur l’agro-industrie et les lycées agricoles. Le lycée Saint-Yves, à Gourin (56), qui accueille 191 élèves, a quant à lui perçu 1,6 million de la part de la Région sur dix ans, soit 8.650 euros par élève. Pour le lycée Issat et ses 576 élèves, à Redon (Ille-et-Vilaine) 10.200 euros par lycéens ont été versés sur 10 ans.

Une convention directement signée avec la Fédération des lycées agricoles catholiques

Autant d’argent versé par la Région aux lycées privés et ce… de façon facultative. Ainsi, dans le cadre d’une convention pluriannuelle signée avec le Cneap, entre 2018 et 2023, la Région a soutenu volontairement ces lycées à hauteur de 4,3 millions d’euros par an. À cela s’ajoute une enveloppe budgétaire de 6,5 millions d’euros , entre 2018 et 2022, à destination des exploitations de tous les lycées agricoles (publics et privés) dans le cadre du contrat « autonomie et progrès ».

Pour la nouvelle convention pluriannuelle, la Bretagne s’est engagée à soutenir à hauteur de 4,5 millions d’euros par an, entre 2024 à 2028, les lycées du Cneap. En 2025, une première révision a été opérée sur la convention, réduisant la subvention annuelle à 3,5 millions d’euros. La Région, qui a décliné nos demandes répétées d’échanges avec des élus au cours des derniers mois, a seulement accepté de répondre partiellement, par écrit, à nos questions. Interrogée au sujet de la baisse de cette subvention annuelle, celle-ci a précisé que « la révision récente du montant est une décision de la Région Bretagne, qui se voit imposée de fortes contraintes budgétaires. »

Les sommes perçues par certains lycées publics sont parfois similaires à celles de lycées privés. Si, entre 2014 et 2024, le lycée public du Mené de Merdrignac (22) a perçu 30.450 euros par élève, ce n’est pas le cas du lycée de Bréhoulou. Ce dernier, accueillant 305 élèves et basé à Fouesnant (29) a reçu 11.985 euros par lycéen. Saint-Jean Brévelay, pour les sites de Hennebont et de Pontivy (56), a quant à lui perçu 14.063 euros. « La porcherie de Bréhoulou s’est vu notifier l’accord sur un projet d’investissement de 1.660.000 euros » en 2024, tient à nous souligner la Région.

Ces subventions se divisent en plusieurs grandes catégories : aides au premier équipement des élèves, aides pour l’équipement informatique, pédagogique ou l’équipement des exploitations agricoles.

La Région accompagne également les lycées lors de travaux de sécurité ou de rénovation. À Pommerit, la Bretagne a versé 1,2 million euros en 2023 pour la construction d’un bâtiment servant à l’hébergement des apprentis. À cela s’ajoutent des dotations pédagogiques forfaitaires pour les exploitations agricoles et une aide, appelée Karta, pour les projets éducatifs.

Depuis 2018, l’antenne régionale du Cneap perçoit également une subvention annuelle de 50.000 euros pour « assistance technique à l’instruction des dossiers de demandes de travaux et d’équipements du réseau Cneap Bretagne ».

Des lignes de bus privées pour les lycées privés

Ce soutien financier interroge alors que le public et le privé ne jouent pas à armes égales. Le premier dispose en effet de sources de financement extérieures, à commencer par la scolarité, qui est payante.

Au Nivot, à Lopérec (29), celle-ci coûte entre 1.499 euros et 1.767 euros l’année, selon le niveau. À Pommerit-Jaudy, l’année scolaire coûte 1.351 euros un lycéen.

Ces deux lycées, mais aussi La Ville Davy, à Quessoy (22), disposent de lignes de car privées. Au lycée privé Le Nivot, le tarif de ce transport collectif est de 555 à 641 euros l’année, selon la distance lycée-domicile. Au contraire, les lycées agricoles publics sont desservis par des lignes scolaires, financées par la Région ou les communautés de communes, qui sont souvent cantonnées au territoire local. « On perd un tas d’élèves dans les lycées agricoles publics à cause des transports, tempête Dominique Blivet, enseignant et porte-parole national Sud Rural Territoire. Au lycée Suscinio (Finistère), on adapte l’emploi du temps aux heures de bus. L’arrêt est loin du lycée, poursuit le syndicaliste. Jusqu’il y a peu, Morlaix Communauté déposait les élèves au lycée et là ils ne le font plus. »

De même à Saint-Jean-Brévelay (Morbihan), où « les élèves arrivent en retard tous les lundis, explique Annaël Morlec, enseignante, qui constate qu’« on est obligé de décaler le début des cours. La faute à des lignes de bus mal adaptées et à un nombre insuffisant d’élèves ».


Les lycées privés se montrent également plus proactifs lorsqu’il s’agit de réclamer le solde de la taxe d’apprentissage. Interrogée au sujet des montants perçus par les lycées agricoles de Bretagne via cette taxe, la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) a décliné notre requête malgré un avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs, une autorité administrative qui peut être saisie par n’importe quel particulier qui souhaite accéder à des documents administratifs.

Un plan « attractivité » qui se fait désirer

Pendant que des millions d’euros sont déversés sur le privé, des lycées agricoles publics bretons peinent à financer des travaux nécessaires. Dans chaque lycée public où nous avons enquêté (un peu plus de la moitié) les enseignants déplorent en effet un manque d’investissement, de même que les élus syndicaux au niveau régional.

Au lycée de Caulnes, notamment, si la Région a investi 422.000 d’euros pour l’atelier lait de l’exploitation, « d’ici deux ans, la porcherie va fermer. Elle n’est plus aux normes, il faudrait trois millions d’euros pour la rénover. La Région Bretagne a dit qu’elle ne le ferait pas », déplore Gwen Rubeillon, enseignant.

De même, à Hanvec (29), le centre de formation de Kerliver, qui accueillait jusqu’alors le brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA) maraîchage, va lui aussi fermer. Une décision prise par la Région. Le coût des travaux pour rénover le bâti est jugé trop élevé. « Il est estimé à 20 millions d’euros », d’après Dominique Blivet, enseignant. Lundi 10 novembre, lui et plusieurs de ses collègues ont été protester devant le conseil régional contre cette décision.

La Région, pour autant, reconnaît aux lycées agricoles publics leur « rôle important dans la formation des futurs exploitants et salariés de ce secteur ». C’est pourquoi, fin 2023, le conseil régional de Bretagne a voté pour le mise en place du « plan d’actions en faveur de l’attractivité des lycées agricoles publics 2024-2029 »

Cinq chantiers, censés rendre plus « attractifs » les lycées agricoles publics, ont été retenus. Comme le fait de « renforcer l’ouverture des établissements à l’ensemble des publics visés par la formation agricole » ou encore la mise « en œuvre d’une stratégie de communication au service de l’attractivité du réseau ». La Région, qui n’a pas donné de suite à nos demandes d’interview avec un élu pour des raisons « logistiques », assure qu’« à ce jour, 100 % des actions ont été engagées, sous le pilotage soit de la Région, de la DRAAF, des EPLEFPA (lycées publics) ou du GIP (groupement d’intérêt public) BreizhFormagro ».

Mais pour Gaëlle Le Bayon, secrétaire générale du syndicat Snetap-FSU, « c’est de l’enfumage. Clairement, dans les établissements, ce plan n’est jamais abordé. Jamais, jamais, jamais. Il n’a même jamais été présenté ». Elle ajoute : « Mes collègues ne savent même pas que ce plan existe. Et là, on voit bien que le conseil régional a tendance à se retirer. A l’époque, déjà, on avait déjà dû forcer les portes pour participer à son élaboration. »

Des lycées agricoles privés, très généreusement soutenus par la Région

À Caulnes, la Région nous a indiqué qu’un chantier de huit millions d’euros a débuté en 2025 pour rénover une partie des bâtiments avec, notamment, un ravalement de façade. « On aurait déjà dû avoir une rénovation intégrale, en 2017, car on était dans la priorité n°1 du conseil régional », déplore de son côté Gwen Rubeillon, enseignant. « Pour des raisons qui leur appartiennent, ils ont préféré ne rien faire pendant huit ans », ajoute ce dernier. La direction précise que « l’isolation du bâtiment, pourtant nécessaire » n’est toujours pas prévue au programme.

« Au total, et alors que certains chiffrages doivent encore être étudiés techniquement, le total atteint déjà près de 20 millions d’euros », précise la Région au sujet des investissements à venir auprès des lycées agricoles publics.

Le mécénat, invitation faite à l’agro-industrie

Ce projet régional en faveur du public prévoit également de développer le mécénat. Une porte ouverte aux acteurs de l’agro-industrie, selon plusieurs interlocuteurs interrogés par Splann !, comme Annaël Morlec, qui a participé à l’élaboration de ce plan, et s’est dit « choquée d’apprendre qu’on devrait essayer de trouver des mécènes ». Jean-Louis Ollivier, délégué syndical Sud Rural Territoires, au sein du lycée public de Bréhoulou (Finistère), le dit aussi sans ambages : « On a tendance à freiner des quatre fers dès qu’on entend parler de mécénat ».

A l’inverse, le lycée privé La Ville Davy prévoit de se tourner, sans sourciller, vers cette forme de financement. Suite à l’arrêt du contrat autonomie et progrès, la Région a suspendu le financement de ses exploitations, et l’établissement devra compenser cette perte.

Selon la Région, « la continuité “formation emploi” passe notamment par une plus grande intégration des entreprises dans la stratégie des établissements, celle-ci pouvant prendre des formes diverses de mécénat et/ou partenariat (R&D, proposition de stages, participation à des conférences etc..) ». Et la collectivité d’insister : « Les partenariats avec les professionnels sont déjà actifs dans les établissements publics agricoles ».

En décembre 2023, au moment du vote du plan, l’antenne régionale de la FNSEA s’était exprimée. Dans un avis destiné à la Région, celle-ci s’est félicitée d’un tel projet, soulignant tout de même que « l’ambition de la Région, que l’on est tout à fait prêt à faire nôtre, ne se fera pas sans l’entièreté des composantes de l’enseignement agricole ». Depuis, les mois ont passé et la communication de la Région au sujet du plan d’attractivité des lycées agricoles publics a quelque peu changé : le mot « public » a disparu des intitulés. « L’attractivité des lycées agricoles » est seulement évoquée.

Interrogée à ce sujet, la Région assure, par mail, que « pour atteindre l’objectif de 1.000 installations agricoles par an, la Bretagne doit pouvoir s’appuyer sur les trois branches de son réseau de formation : les lycées agricoles publics, les lycées agricoles privés et les Maisons Familiales Rurales… ». Ceci explique sans doute pourquoi, l’on peut voir, sur un communiqué en ligne de la Région, la conseillère régionale Adeline Yon-Berthelot poser avec des collégiens en visite à Saint-Ilan, à Langueux, et qui n’est autre qu’un lycée… privé.

BOITE NOIRE

Pour calculer les subventions versées par la Région aux lycées, nous avons récupéré les données de subventions disponibles en ligne sur le site du conseil régional. Celles-ci remontent au plus loin à 2014. Nous avons effectué un total de ces subventions par lycées, puis un total de subventions pour tous les lycées privés pour arriver à cette somme de 53 millions d’euros.

Pour le calcul par tête d’élèves, nous avons divisé le total des subventions versées par lycée par le nombre d’élèves dans chaque lycée à partir des chiffres de la Draaf pour la rentrée 2024. Ce calcul sert d’indicateur pour le lecteur afin de mieux saisir la quantité de subventions « bonus » que la Région octroie à ces établissements, d’un lycée à l’autre la moyenne pouvant grimper. Sachant que les effectifs d’élèves ont peu évolué depuis 10 ans (baisse de 6,1 % dans le public et de 5,73 % dans le privé).

Interrogée au sujet des subventions versées aux lycées agricoles, la Région nous a répondu ceci : entre 2018/2024, les lycées agricoles publics ont perçu 61 millions d’euros (pour travaux et équipements), soit « un ratio de 2 867 €/élève ». Pour les lycées agricoles privés (CNEAP et MFR) ont quant à eux perçus 42,7M€, soit « un ratio de 488€/élève ».

La méthodologie de calcul ne nous pas été expliquée. La Région ayant refusé que Splann ! puisse directement échanger avec un élu, nous ne savons pas pourquoi le calcul se base sur une période de 6 ans. Ne trouvant pas les mêmes chiffres, et pour ne pas rendre confus le lecteur, nous avons choisi de citer seulement l’enveloppe globale versée sur 6 ans, et non le ratio par élève calculé par la Région.
Malgré plusieurs relances, deux semaines avant le bouclage, la Région nous a indiqué qu’il n’était pas pas possible d’avoir un entretien téléphonique avec un élu en raison d’une « impossibilité logistique ».

Ce manque de transparence et de dialogue des institutions publiques est particulièrement problématique et interroge les journalistes que nous sommes.

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Illustrations par Atelier Lugus

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